lunes, 9 de julio de 2012

LE TROTSKYSME (II)


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Le trotskysme
Critique de la théorie de l'État ouvrier dégénéré
Le trotskysme, qui passe en cette époque de profonde contre-révolution pour un mouvement extrémiste, n'est que le flanc-garde de l'impérialisme russe, sur le plan de la politique quotidienne, et théoriquement, rien d'autre qu'une variante démocratique de la pensée bourgeoise. Revendiquant à cor et à cri les noms de Lénine et de Trotsky, il ne cesse de fouler aux pieds l'invariante doctrine révolutionnaire dont les deux dirigeants de la révolution d'Octobre ne se voulaient que les réalisateurs, le marxisme.
Nous n'avons pas l'intention, dans cette brève étude, de réfuter les prises de position tactiques des différents groupes, qui en font des confusionnistes impénitents, des activistes incorrigibles et des alliés involontaires du «stalinisme» qu'ils prétendent combattre, mais qu'ils couvrent en fait sur sa gauche, en s'obstinant à considérer la Russie comme un «État ouvrier dégénéré», et les partis qui dépendent de Moscou comme des «partis ouvriers».
Nous nous limiterons ici à passer au crible de la critique marxiste la théorie de l'État ouvrier dégénéré. Il n'est pas possible d'expliquer la tactique communiste à qui ne connaît pas les premiers rudiments du matérialisme historique. Confrontés au problème de savoir si la bureaucratie est une caste ou une classe (deux positions absurdes), les militants trotskystes répètent fidèlement les billevesées catastrophiques de la «Révolution trahie», en se disant qu'après tout, bourgeoisie et bureaucratie, la différence n'est pas si grande, et que l'essentiel est de militer.
En fait, selon la réponse que l'on donne à la question de «la nature de l'URSS», on est marxiste ou antimarxiste. Que les trotskystes sont les ennemis démocratiques de la doctrine marxiste, c'est ce que nous prouverons dans les pages qui suivent. En attendant, nous offrons à la méditation des disciples du Trotsky du déclin une maxime lapidaire du Trotsky communiste de la guerre civile: «La réalité ne pardonne pas une seule erreur théorique».
I
La révolution double de Russie:
capitalisme en économie
communisme en politique
Pour comprendre la signification des luttes dans le parti bolchévique dans les années qui suivirent la mort de Lénine, il est absolument nécessaire d'avoir une conscience exacte de ce que fut la révolution russe et d'avoir compris quel était et quel devait être son contenu économico-social. Les trotskystes actuels, dans leur enthousiasme irraisonné pour la théorie de la révolution permanente, qui est fausse en elle-même et dont certains ont fait une authentique métaphysique, ont l'habitude de qualifier la révolution d'Octobre de socialiste, sans se poser davantage de questions sur ce sujet. Là commence leur erreur. En effet, s'il est juste de rappeler que le parti bolchévique était un parti marxiste et avait pour but, en tant que tel, la destruction du capitalisme, rien n'est plus ridicule que de qualifier de «socialistes» les «rapports de production issus de la révolution d'Octobre» ou de prétendre que cette révolution a «détruit le capitalisme». Cette assertion ne pourrait que provoquer un rire homérique de Lénine s'il avait la possibilité de l'entendre dans la bouche des trotskystes qui se réclament de son nom.
Dans les premières années du XXe siècle en Russie, toutes les tendances se référant à Marx, que l'on falsifiait alors avec moins d'impudence qu'aujourd'hui, s'accordaient à reconnaître que la révolution à venir serait une révolution bourgeoise. Trotsky lui-même qui, dans un article intitulé «Trois conceptions de la révolution russe», a exposé les vues respectives des menchéviks, de Lénine et les siennes propres le reconnaît expressément. Une des faiblesses les plus graves de Trotsky sera précisément d'oublier par la suite que dans le domaine économique, la révolution d'Octobre avait été une révolution bourgeoise, même si politiquement c'était le prolétariat qui en avait pris la tête et avait su en profiter pour imposer, par l'intermédiaire du Parti Bolchévique, sa propre dictature. Avant la révolution d'Octobre, en tout cas, il n'y avait aucun doute; les tâches économiques de la révolution étaient claires: les propriétaires fonciers devaient perdre leurs privilèges, le féodalisme devait être abattu, la grande industrie moderne devait se développer et les lois du marché se mettre à l'œuvre sur tout le territoire de la vieille Russie. Les mesures économico-sociales que prendrait le pouvoir révolutionnaire devaient être des mesures bourgeoises, c'est-à-dire des mesures visant uniquement à briser les obstacles au développement capitaliste des forces productives.
Cependant, le prolétariat ne pouvait absolument pas rester neutre entre la bourgeoisie et le tsarisme. Ses intérêts étaient du côté de la révolution démocratique bourgeoise, et de la révolution démocratique bourgeoise la plus radicale possible. Que de fois Lénine, strict disciple de Marx, n'a-t-il pas opposé la révolution démocratique bourgeoise «à la française» à la révolution démocratique bourgeoise «à la prussienne», la révolution «par en bas» et la révolution «par en haut». L'inéluctable développement du capitalisme en Russie pouvait s'opérer soit par l'insurrection des larges masses paysannes guidées par le prolétariat, soit par un compromis entre la bourgeoisie et les propriétaires fonciers. Cette dernière voie, parfaitement possible, du développement capitaliste fut celle où s'engagea Stolypine, qui voulait, grâce à une réforme agraire modérée, constituer une paysannerie moyenne qui aurait pu servir de tampon entre les masses paysannes privées de terre et le pouvoir des nobles. Si cette manœuvre avait réussi, l'insurrection paysanne aurait été désamorcée, et les propriétaires fonciers auraient pu se transformer pacifiquement en capitalistes. Le capitalisme russe eût pris la figure d'un avorton, et la classe ouvrière se serait constituée péniblement, toute empêtrée dans des conditions moyenâgeuses.
Lénine était pour l'insurrection. Celui que les partis moscoutaires présentent aujourd'hui comme un véritable Gandhi de la terre russe et - dérision! - comme un partisan du passage pacifique au socialisme ne cessa toute sa vie, au nom du Parti ouvrier, d'exhorter les masses paysannes à l'insurrection. Pur de tout pacifisme, il connaissait la fécondité de la violence révolutionnaire. Il savait qu'elle seule était capable d'emporter dans son torrent purificateur toutes les immondices de la civilisation des popes, des barines et des pogromes, et de laisser le terrain libre à l'affrontement direct entre le prolétariat et le capital. La perspective du parti bolchévique était donc celle d'une révolution bourgeoise radicale. Mais cette thèse serait tout à fait fausse si on ne lui adjoignait aussitôt des précisions d'importance fondamentale. D'abord, le parti bolchévique était le parti du prolétariat et avait en tant que tel une conscience claire des intérêts de celui-ci dans la révolution démocratique. Ensuite le parti bolchévique luttait pour prendre la tête de la démocratie insurrectionnelle, contre la bourgeoisie libérale. Lénine le rappelle en 1915 dans «Quelques Thèses»: «A la question: le prolétariat peut-il prendre la tête de la révolution bourgeoise en Russie, nous répondons: oui, ce rôle sera possible si, dans les moments décisifs, la petite bourgeoisie penche à gauche».
Or, en défendant cette thèse, Lénine n'innovait absolument pas. Il restait strictement fidèle à la position des marxistes dans les révolutions démocratiques bourgeoises et il en était parfaitement conscient. Dans une lettre à Skvortsov-Stepanov, il écrit: «La dictature démocratique des ouvriers et de la paysannerie: manière classique d'envisager la question». Dans «Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique», il fait constamment référence à l'expérience de 1848 en Europe et à la perspective de Marx et d'Engels: révolutions pures contre le capitalisme, révolutions doubles contre le féodalisme. Ainsi la perspective politique des bolchéviks n'était ni plus originale ni plus paradoxale que celle des membres de la Ligue des communistes dans l'Allemagne de 1848: prendre le pouvoir dans un pays où l'on ne peut absolument pas encore socialiser, c'est-à-dire détruire la production par entreprises, mais où il faut au contraire passer par toute une série de transformations capitalistes. En fait, cette théorie serait absurde et nierait radicalement toutes les thèses essentielles du matérialisme historique si les marxistes n'étaient pas avant tout des internationalistes, et s'ils considéraient la révolution communiste comme un phénomène national. Mais comme ils ont toujours considéré la classe ouvrière (dissolution de toutes les nationalités) comme une seule et même classe internationale, leur vision demeure cohérente et immuable: dans tous les pays de la planète, la classe ouvrière lutte pour le pouvoir. Dans les pays de vieux capitalisme, elle lutte seule contre toutes les autres classes. Dans les pays qui n'ont pas encore accompli leur révolution démocratique bourgeoise, elle lutte pour éviter une transformation pacifique toujours désastreuse, et pour prendre la tête des forces prêtes à l'insurrection, c'est-à-dire principalement la grande masse des paysans sans terre et la petite bourgeoisie urbaine.
Dans les pays avancés, la dictature du prolétariat pourra tenter d'instaurer immédiatement un plan de production en quantités physiques. Dans les autres, en attendant l'extension de la révolution, elle gérera le capitalisme tout en concentrant le plus possible les forces productives dans les mains de l'État, tout en adoptant des mesures de protection de la classe salariée impossibles dans les mêmes circonstances pour un parti bourgeois. Dans tous les cas, la prise du pouvoir par le prolétariat n'est rien d'autre que la première vague de la révolution mondiale, qui doit vaincre ou être vaincue, soit qu'elle déclenche d'autres révolutions et s'étende par la guerre révolutionnaire, soit qu'elle périsse dans la guerre civile ou qu'elle dégénère en pouvoir bourgeois, dans le cas où elle doit gérer un jeune capitalisme.
A cette perspective, Lénine est resté fidèle tout au long de la révolution russe, du moins en ce qui concerne les tâches politiques internationales du parti et du pouvoir révolutionnaires de Russie, même si les formulations relatives à la «construction du socialisme en Russie» en contraste avec la logique de ses positions ont créé une équivoque catastrophique exploitée plus tard par le stalinisme.
Dans «La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer», il expose les mesures que prendraient les bolchéviks s'ils arrivaient au pouvoir. De toutes ces mesures, il dit clairement qu'elles ont toutes été prises par tous les États en guerre et qu'elles n'ont absolument aucun caractère socialiste. Dans son texte fondamental sur la structure économique de la Russie post-révolutionnaire, rédigé au moment de la NEP, «Sur l'impôt en nature», qui reprend un long passage de sa brochure de 1918 «Contre l'infantilisme de gauche», il examine en détail les différents secteurs de l'économie. Il appelle «socialiste» la grande industrie étatique parce que le pouvoir politique est celui du prolétariat et parce que la victoire de la révolution communiste en Europe permettra d'arriver au socialisme qui n'est encore au moment où il écrit, qu'une «simple possibilité juridique». En 1921 en Russie, la lutte qui se déroule dans l'économie n'oppose pas le capitalisme et le socialisme, mais le «socialisme» et le capitalisme d'État d'un côté et la mer de la petite production marchande de l'autre. L'objectif du parti bolchévique est de diriger, de canaliser le développement économique vers le capitalisme d'État et le «socialisme» c'est-à-dire vers la grande industrie étatisée. Il ne s'agissait donc pas le moins du monde de détruire l'économie mercantile en lui substituant un plan de production de valeurs d'usage, mais tout simplement de remettre sur pied l'économie et en particulier d'assurer le ravitaillement des villes.
Pour qui connaît la doctrine marxiste, aucun doute n'est possible sur la nature des entreprises étatisées, dont Lénine explique dans «Le rôle et les tâches des syndicats», qu'elles doivent avoir une gestion équilibrée et qu'elles doivent réaliser un bénéfice. Préobrajensky indique lui aussi dans «De la NEP au socialisme» (1) que ces entreprises fonctionnent suivant le principe de l'équilibre financier. Et le gouvernement bolchévique qui fut contraint de procéder en 1922 à une dévaluation du rouble, devait bien savoir par expérience qu'on était encore en pleine anarchie mercantile.
Mais comme nous vivons aujourd'hui la plus profonde contre-révolution de l'histoire du mouvement communiste et comme rien n'est plus méconnu que la doctrine marxiste, comme l'école trotskyste en particulier a contribué a répandre l'idée que la planification russe (œuvre de Staline), la nationalisation de la grande industrie et le monopole du commerce extérieur démontrent la «supériorité» de la «socialisation des forces productives», il est nécessaire d'expliquer à quelles conditions on aurait pu qualifier l'industrie russe de «socialiste», avec toutes les réserves que doit comporter l'emploi rigoureux de ce terme.
Imaginons un instant qu'au lieu d'entreprises étatisées vendant et achetant des marchandises, nous ayons eu un groupe d'entreprises produisant d'après un plan unique des valeurs d'usage; imaginons que les producteurs employés dans ces entreprises aient reçu des bons de travail en échange de leur travail, et qu'avec ces bons, ils aient pu retirer des magasins sociaux davantage d'objets de consommation que n'auraient pu en acheter, sur le marché, avec leurs salaires, leurs camarades employés dans le secteur mercantile; imaginons enfin que tout cela ait pu se produire simultanément à une réduction de moitié des heures de travail dans le secteur non mercantile: dans ce cas, il aurait été possible de dire non pas: «La Russie est socialiste», mais «La dictature du prolétariat commence à détruire en partant des hauteurs dominantes de l'économie, les mécanismes mercantiles pour aboutir, à la fin du processus dont la poursuite est conditionnée par la victoire de la révolution internationale, à la réglementation totale de la production et de la consommation».
Dans un pays arriéré comme la Russie, il était bien sûr impossible d'orienter le développement économique dans cette direction: seule la victoire de la révolution internationale aurait pu le permettre, à plus ou moins long terme: dans les conditions d'isolement de la révolution, la seule solution pour les bolchéviks était de contrôler l'irrésistible développement du capitalisme, et de tenter de maintenir l'alliance politique avec la paysannerie. De «construire» le socialisme, il ne pouvait pas être question. Il s'agissait de contrôler le capitalisme grâce à l'État prolétarien.
Causes de la «dégénérescence»
Telle avait été la révolution d'Octobre: la dictature du prolétariat sur une économie qui devait devenir de plus en plus capitaliste. Les défaites de la révolution en Europe isolèrent le parti bolchévique au sommet d'un appareil d'État qui ne pouvait rien faire d'autre qu'organiser le développement de l'économie mercantile et saper par conséquent les bases de la dictature prolétarienne. Dans sa lutte contre le stalinisme, l'Opposition de gauche au sein du Parti bolchévique, de 1923 à 1927, fit preuve de beaucoup de courage, mais manqua de clairvoyance, ce qui est une façon de dire qu'elle fut elle aussi en grande partie subjuguée par l'essor du jeune capitalisme russe. On peut même affirmer que Trotsky ne comprit jamais véritablement la signification exacte de la contre-révolution stalinienne. Les hésitations de l'Opposition de gauche, puis de l'Opposition unifiée à reconnaître en Staline le véritable ennemi le prouvent assez. L'Opposition ne vit longtemps dans le secrétaire général que le fourrier de la contre-révolution représentée par la droite de Boukharine qui était censée traduire la pression des masses paysannes au sein du parti. Trotsky envisagea même de s'allier avec Staline contre Boukharine, repoussant absolument toute idée de lutte en commun avec ce dernier contre le centriste Staline qui devait être pourtant un jour leur assassin.
Depuis sa dénonciation de la prolongation de la NEP et sa polémique sur les ciseaux, Trotsky n'avait qu'une crainte: que se rompît la fragile alliance des ouvriers et des paysans. Angoissé par l'apparition d'une forte différenciation sociale à la campagne et tout occupé à guetter l'offensive des koulaks, il ne vit pas la contre-révolution dans son dos. S'étant fait l'avocat d'un développement planifié et rapide de l'industrie pour empêcher la rupture de l'alliance entre la paysannerie et la classe ouvrière, il en vint à oublier que l'industrie étatique ne se bornait pas à «employer les méthodes de comptabilité capitalistes», mais qu'elle était effectivement capitaliste. Et sa politique d'industrialisation plus rapide et de lutte contre le koulak, si elle avait sur celle de Boukharine l'avantage d'affaiblir l'accumulation privée dans les campagnes, présentait paradoxalement l'énorme inconvénient de renforcer la «bureaucratie» du secteur étatisé.
Là est véritablement le nœud du problème: la contre-révolution capitaliste, ou pour parler avec Lénine, «oustrialoviste», était présente au sein même du secteur que Trotsky continuait par habitude à appeler «socialiste». Elle se confondait avec le développement de la production de marchandises, production absolument nécessaire à la survie du parti bolchévique et qui minait pourtant quotidiennement les bases de sa domination.
Les militants affectés à la direction des entreprises ne pouvaient pas en même temps «appliquer» les critères de la rentabilité capitaliste, c'est-à-dire se faire les rouages de l'accumulation du capital, et garder éternellement inchangées leurs convictions communistes. Contraint de gérer l'économie contre sa volonté, parce que les capitalistes avaient refusé de le faire, le Parti fut englouti par cette activité: il se renforça comme parti, mais perdit du même coup son caractère marxiste. Les livres de l'opposition trotskyste ont suffisamment souligné (et tout à fait à juste titre) les extraordinaires changements de composition sociale de l'appareil d'État et du parti pour que nous n'ayons pas besoin d'y revenir.
La contre-révolution fut accomplie lorsque les militants qui avaient été placés à la tête des industries étatisées proclamèrent ouvertement par la voix de Staline qu'ils cessaient de considérer la révolution mondiale comme leur objectif, préférant à l'œuvre gigantesque et périlleuse de subversion internationale du Capital l'application minutieuse et fonctionnarisée de ses lois sur le territoire de la vieille Russie.
Telle est l'explication marxiste de la «dégénérescence de l'URSS»: la révolution d'Octobre, à la faveur de laquelle le prolétariat communiste s'empara du pouvoir, ne pouvait que briser les entraves féodales au développement capitaliste des forces productives. Dictature du prolétariat en politique, capitalisme en économie, telle est la formule de la Russie de la NEP. Avec le secours de la révolution mondiale, le parti bolchévique aurait pu maîtriser l'économie mercantile et introduire par la suite le socialisme. Isolé au sommet d'une formidable machine capitaliste, livré à lui-même, il fut dénaturé par les mécanismes mercantiles qui en firent un rouage de l'accumulation capitaliste. La vieille phalange, qui résista, fut exterminée.
II
La «théorie» trotskyste
Jusqu'en 1933, Trotsky condamna sévèrement toute tentative de combattre le stalinisme avec des armes autres que celles de la réforme intérieure. A Staline, dur combattant de la classe des accumulateurs de capital, qui répondait fièrement aux attaques de Trotsky contre la bureaucratie: «Ces cadres, vous ne les récuserez que par la guerre civile», l'Opposition de gauche répondait par un désastreux appel à l'unité; la contre-révolution était consommée, mais l'Opposition ne l'avait pas compris, qui répliquait avec une désastreuse humilité: «C'est notre tâche de maintenir l'unité du parti à tout prix, de repousser toute tentative de scission, de mutilation, d'expulsion, etc., et en même temps de donner au parti la possibilité d'examiner et de résoudre librement les questions controversées dans le cadre d'un seul et même Parti».
L'appréciation de l'État soviétique par Trotsky en 1931 est très bien résumée dans le jugement suivant: «La reconnaissance de l'État Soviétique actuel comme État ouvrier ne signifie pas seulement que la bourgeoisie ne peut reconquérir le pouvoir que par un soulèvement armé, mais aussi que le prolétariat de l'URSS n'a pas perdu la possibilité de se soumettre la bureaucratie, ou de faire revivre le Parti et de corriger le régime de dictature sans une nouvelle révolution, avec les méthodes et par la voie de la réforme». Avant de se décider à franchir le pas de la «révolution politique», Trotsky dut assister à la prise du pouvoir par Hitler, événement qu'il considéra comme le 4 août de la Troisième Internationale. C'est cet événement qui le décida à envisager la création d'une «Quatrième Internationale».
Pourtant, les deux positions successives de Trotsky, «réformiste soviétique» et partisan de la «révolution politique» contre la «bureaucratie» reposaient sur une seule et même théorie, qui définissait l'URSS comme un «État ouvrier dégénéré». Cette théorie, invention originale du Trotsky de la défaite et de l'exil, est une pure et simple destruction du marxisme comme critique de l'économie politique.
Elle se formule comme suit: «La nationalisation de la terre, des moyens de production industriels, du transport, de l'échange ensemble avec le monopole du commerce extérieur constitue la base de la structure sociale soviétique. A travers ces rapports établis par la révolution prolétarienne, la nature de l'URSS comme État prolétarien est par nous fondamentalement définie».
En pleine tourmente contre-révolutionnaire, Trotsky lutta avec acharnement contre Staline, accusé de représenter la caste bonapartiste et de mettre en danger, par sa politique, les «fondements prolétariens de l'État»: la bureaucratie consommait trop et freinait ainsi le développement économique, elle s'opposait à la démocratie ouvrière et «déformait» ainsi la planification. Sur le plan international, s'alliant avec des États bourgeois, elle affaiblissait l'URSS. Jusqu'à son dernier souffle, l'ancien chef de l'Armée rouge mit toujours en avant pour justifier sa politique de révolution politique et de défense de l'URSS, la nécessité de préserver les «fondements prolétariens de l'État».
Malheureusement, ces fondements prolétariens de l'État n'étaient ni fondements, ni prolétariens.
Les bases de l'URSS
L'État (c'est un théorème de base du marxisme) n'est pas la société. Mais l'État a ses fondements dans la société, et toute société où existe un État est une société de classe. Les classes à leur tour reposent sur la division du travail, conséquence de l'évolution de la technique et par son entremise, de la domination de l'homme sur la nature. Considérer par conséquent que des mesures juridiques, des mesures de politique économique constituent la base de l'État, c'est tomber dans le camp de l'idéalisme historique. Cette critique relève d'un marxisme élémentaire. Si élémentaire même qu'un simple professeur de droit à la faculté de droit et de sciences économiques de Bordeaux, M. J. Lajugie, peut se permettre de damer tout tranquillement le pion à Trotsky en matière d'analyse des sociétés. Dans son «Que sais-je?» consacré à l'étude des «Systèmes économiques», il commence ainsi son exposé sur l' «économie collectiviste» dont il voit la réalisation en Russie: «L'économie collectiviste conserve du système capitaliste ses caractéristiques techniques. Elle s'en différencie seulement du point de vue juridique et psychologique».
Partageant avec tous ses savants confrères les illusions bourgeoises sur le caractère socialiste de la Russie contemporaine, M. Lajugie n'en a pas moins le mérite de tenter de distinguer les différents niveaux d'analyse, tout en oubliant d'ailleurs le principal, le niveau «économique», et nous le laissons volontiers s'imaginer que le droit et la psychologie chez Brejnev sont très différents de ce qu'ils sont dans les pays «occidentaux». Ce qui nous importe ici est que le professeur a commencé par la technique. Malgré les réserves que l'on peut faire sur ce terme, adoptons-le, en lui faisant subir une indispensable transformation. Au lieu de technique (mot qui désigne les différents types de procédés employés par l'homme dans sa lutte contre la nature, et non l'utilisation effective et dans des proportions déterminées de ces procédés) nous écrirons: forces productives.
S'il nous fallait maintenant définir les «bases de l'URSS» de façon matérialiste, nous n'irions pas écrire étourdiment, dans la deuxième colonne, celle du droit: «nationalisation de la terre, nationalisation de la grande industrie, monopole du commerce extérieur». Nous garderions notre calme à l'égard de toutes les illusions politiques et nous commencerions par écrire dans la colonne réservée aux forces productives: industrie moderne en développement, produisant en série et pratiquant le travail associé dans des entreprises qui vendent et achètent des marchandises. Si nous ajoutions: culture de la terre pratiquée pour une part dans des entreprises d'État et pour la plus grande part dans des entreprises coopératives qui vendent leur produit à l'État et dans lesquelles le producteur individuel a la jouissance illimitée d'un lopin de terre personnel, nous aurions correctement défini les «bases» de l'État russe. Cela nous aurait permis de tracer le tableau d'un prolétariat en accroissement constant et d'un exode rural inexorable. Et si nous n'avions pas su dans quelle catégorie historique placer la «propriété de l'État», nous aurions dû analyser la politique du parti au pouvoir: lutte pour la révolution mondiale ou lutte pour le développement de l'économie nationale? La réponse à cette question nous aurait permis de conclure définitivement: pouvoir politique du prolétariat sur un pays en voie de développement capitaliste, ou pouvoir politique des accumulateurs de capital.
Mais ce n'est pas ainsi que procède Trotsky. Ce qui lui semble déterminant en Russie, c'est un ensemble de mesures juridiques et de politique économique qui constituent les «fondements prolétariens de l'État»: tant qu'on ne retournait pas à la propriété privée des grands moyens de production, tant que la planification était maintenue, il était impossible, pensait Trotsky, de «retourner» au capitalisme.
Le malheur, c'est qu'on n'en était jamais «sorti» dans le cadre de la seule Russie, et qu'aussi bien les mesures économiques adoptées par les bolchéviks, que plus tard la planification stalinienne, saluée comme une victoire par Trotsky, étaient parfaitement compatibles avec le capitalisme. A l'époque, il est vrai, ces mesures n'avaient encore jamais été adoptées par aucun pays. Aujourd'hui (et bien que ce ne soit absolument pas l'expérience mais bien la doctrine que l'on puisse considérer comme maîtresse de vérité dans ce domaine), elles ont pratiquement toutes (à l'exception de la nationalisation du sol) été adoptées par l'un ou l'autre des États nés à la fin de la deuxième guerre mondiale des suites de l'occupation soviétique ou d'un mouvement de lutte pour l'indépendance nationale. En soi, elles sont des mesures de régulation de l'économie par l'État dans la mesure où cette régulation est compatible avec la loi de la valeur.
Le monopole du commerce extérieur a pour but d'interdire aux capitaux individuels d'entrer directement en contact avec l'étranger. Tous les échanges doivent passer par les mains de l'État, qui tend ainsi à devenir échangiste universel. Dans sa «Nouvelle Économique», Préobrajensky explique avec force détails comment il est possible de cette façon de prélever un tribut, aux fins d'accumulation dans le secteur étatique, sur le dos de la paysannerie exportatrice de blé. Dans ce cas, cette mesure sanctionne la lutte du petit capital contre le capital d'État, et la victoire de ce dernier. De plus, interdisant à chaque entreprise d'État d'entrer en relation avec l'étranger pour son propre compte, cette mesure protège et favorise, de concert avec la planification qui n'est pas concevable sans elle, l'apparition d'une division nationale du travail et d'une industrie complète et développée. Un observateur occidental aussi autorisé que M. Samuel Pisar, ancien conseiller du président Kennedy, ne se fait aucune illusion sur le caractère «ouvrier» ou «socialiste» du monopole du commerce extérieur. Examinant tous les inconvénients que présente cette mesure pour le développement du commerce américain et déplorant toute la lourdeur bureaucratique de ce système, il ne voit pourtant là aucun «socialisme», mais bien une mesure de protection de l'industrie russe contre les concurrents yankees. Il écrit, sans aucun respect pour les subtilités trotskystes: «Le commerce d'État n'est pas une invention soviétique. Ses origines remontent aux cités de l'Italie médiévale. Il n'est. pas davantage l'apanage du monde communiste» («Les armes de la Paix»). Le socialisme est l'abolition du commerce, et l'on ne peut avancer vers le socialisme qu'en limitant le commerce. Dans la persistance du monopole du commerce extérieur en Russie, dans la chute duquel le trotskysme verrait une tentative de «retourner» au capitalisme, nous ne voyons que le maintien d'une énergique politique d'accumulation du capital dans les mains de l'État.
Les nationalisations, second pilier de l'État ouvrier, sont aussi des mesures parfaitement compatibles avec la domination du capital, parfois même absolument nécessaires à sa conservation, et qui ne comportent pas en elles-mêmes une once de socialisme. Cela est clair depuis toujours pour le marxisme. L'expropriation des capitalistes privés et des sociétés anonymes au profit de l'État est une mesure à laquelle conduit tout le développement du capitalisme moderne et qui s'impose dans tous les grands pays, particulièrement au moment des guerres. Le socialisme qui est la destruction par la dictature prolétarienne de tous les rapports mercantiles grâce à l'institution d'un plan en quantités physiques est l'exact opposé de cette politique économique qui tente de surmonter l'anarchie mercantile grâce au poing de fer de l'État, mais qui la conserve. Dans la Russie de la NEP, c'était le parti bolchévique qui tentait de contrôler les mécanismes mercantiles, et d'organiser dans la mesure du possible le développement économique du capitalisme, sans perdre et pour ne pas perdre le pouvoir politique, parce que la poursuite de la politique de réquisitions ou la simple stagnation économique aurait conduit à la contre-révolution paysanne immédiate. La nationalisation des grandes entreprises n'avait nullement supprimé leur caractère de capital, parce qu'une mesure d'expropriation des capitalistes, même si elle est effectuée par la dictature du prolétariat, ne peut pas du jour au lendemain bouleverser intégralement les rapports de production, mais seulement commencer à détruire ceux qui ont été hérités du capitalisme: or en Russie, si la nationalisation avait éliminé les propriétaires privés, elle n'en devait pas moins servir non pas à détruire les rapports de production capitalistes (ce qui n'aurait été envisageable qu'en cas de révolution victorieuse en Europe), mais à les développer.
D'une façon tout à fait générale, ce n'est pas l'expropriation des capitalistes privés qui est au centre de la doctrine communiste, pour laquelle les classes sont la conséquence de l'existence de modes de production déterminés, mais la destruction du mécanisme économique qui donne naissance à ces classes. Marx a répété cela toute sa vie, même si les contre-révolutionnaires triomphants d'aujourd'hui mettent au rancart la revendication de l'abolition du salariat pour lui substituer celle, parfaitement capitaliste, de nationalisation des grands moyens de production et d'échange. Et Engels a parfaitement démontré que la centralisation du capital dans les mains de l'État est la tendance à laquelle aboutit le capitalisme, et que cette centralisation est totalement étrangère au socialisme, même si elle en constitue l'antichambre immédiate: «Mais ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d'État n'enlèvent aux forces productives leur caractère de capital. L'État moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste, le capitaliste collectif idéal. Plus il s'approprie de forces productives, plus il exploite de citoyens. Les travailleurs restent des salariés, des prolétaires. Le capitalisme n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à l'extrême.»
Quant à la nationalisation du sol, elle est certes une mesure radicale, mais une mesure radicale bourgeoise déjà revendiquée par Ricardo, et qui a pour but de détruire entièrement le monopole des propriétaires fonciers. En mai 1917, Lénine le rappela encore une fois: «La majorité des paysans en Russie peut-elle exiger et instituer la nationalisation du sol? Oui, sans nul doute. Serait-ce là une révolution socialiste? Non, ce ne serait encore qu'une révolution bourgeoise, car la nationalisation du sol est une mesure compatible avec le capitalisme».
La «planification» constitue le troisième pilier de l'État ouvrier dans la théorie trotskyste, pilier gardé avec un soin jaloux par de lamentables cerbères qui poussent les hauts cris contre la «bureaucratie stalinienne» chaque fois qu'elle fait mine de vouloir «démanteler la planification». Il faut noter que Trotsky eut besoin de beaucoup d'héroïsme pour accepter de faire entrer la planification (réalisée sous le gouvernement de Staline en 1929 après l'écrasement de tout ce qui pouvait rester d'internationaliste dans les restes du parti bolchévique), parmi les «conquêtes fondamentales d'Octobre». Beaucoup d'héroïsme n'est d'ailleurs pas le terme précis: il faudrait dire beaucoup d'aveuglement. En croyant défendre ce qui restait en URSS de prolétarien en dépit de la dictature de la bureaucratie, il entonnait en fait le péan de victoire de la contre-révolution oustrialoviste. Dans le chapitre de la «Révolution trahie» significativement intitulé «L'Acquis», il écrivit: «Il n'y a plus lieu de discuter avec MM. les économistes bourgeois: le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l'électricité». La contre-révolution vainquit aussi de cette façon: le courant trotskyste, qui croyait la combattre, fut en fait subjugué par elle et se mit lui aussi à chanter la planification, considérée comme socialiste. En vérité, il n'y eut jamais en Russie autre chose qu'une pure et simple planification capitaliste.
Les taux de croissance élevés au cours des premiers plans quinquennaux n'étaient pas dus à la merveilleuse (?) recette de la planification qui aurait eu la vertu de faire sortir par miracle les usines du sol, mais au «démarrage» d'un jeune capitalisme, parti de très bas. D'ailleurs, le rythme de développement de l'économie fut plus rapide de 22 à 26, sans planification, qu'au cours du premier plan quinquennal. Ensuite, comme dans toutes les économies capitalistes, le taux de croissance, indépendamment de toute volonté planificatrice, se mit à décroître régulièrement jusqu'à la deuxième guerre mondiale. Après être sortie rajeunie, comme tous les pays capitalistes, dans des mesures diverses, de ce bain de jouvence, la Russie a encore ralenti sa marche à l'expansion, peu à peu, pour connaître aujourd'hui des taux de croissance bien inférieurs à ceux du Japon et de l'Allemagne, mystère qui laisse sans voix les défenseurs attardés de l'État ouvrier dégénéré. La «supériorité» de la formation sociale soviétique disparaît du communiqué.
Il importe cependant au plus haut point de noter qu'une croissance plus rapide sur une plus longue durée de l'économie russe n'aurait rien prouvé d'autre à nos yeux que le caractère plus vigoureux du jeune rejeton russe du capitalisme.
Aujourd'hui (1972), on ne peut que sourire aux misérables astuces de la propagande de l'impérialisme russe. Dans le numéro de janvier d' «Études Soviétiques», on trouve la triomphale affirmation suivante: «Les cadences de l'essor industriel du pays des Soviets sont de beaucoup supérieures à celles des pays capitalistes évolués tels que les États-Unis ou la Grande-Bretagne». Nos savants russes sont tout simplement obligés d' «oublier» l'Allemagne et le Japon pour vendre leur boniment «scientifique».
Nul ne sait mieux que les «bureaucrates» russes eux-mêmes qu'ils ne dirigent pas la production: le plan quinquennal des premières années de l'industrialisation (on est passé depuis au plan septennal et au plan indéterminé) se divisait en cinq plans annuels eux-mêmes divisés en plans trimestriels, régionaux, etc... afin que le plan puisse être à tout moment révisé. Et pourquoi le plan devait-il être révisé? Parce que la machine économique, travaillée par les contradictions capitalistes (le capital, c'est-à-dire le mouvement des différents capitaux, dit Marx dans le Livre II) n'obéissait pas à l'État. Parce que la planification n'était pas le moyen de la destruction de l'argent et des classes, mais une simple politique économique.
Le gouvernement de Staline lui-même donna (encore fallait-il savoir entendre!) le plus formidable démenti de ses prétentions socialistes lorsqu'il lança ce cri du cœur, plein d'une belle fougue volontariste: le plan quinquennal en quatre ans! La raison d'être du plan communiste (tant dans la phase du communisme inférieur que dans celle du communisme supérieur) est de supprimer la contradiction entre le caractère social de la production, et le caractère privé (par entreprises) de l'appropriation. Par conséquent, son but est de produire exactement pour les besoins. Les producteurs n'étant plus exploités, aucune «loi économique» ne s'interposant plus entre la société et la nature, entre son corps organique et son corps inorganique, la production se déroule sans à-coups, sans hâte et avec la régularité d'un jardinier qui bêche ses carrés et qui abat sa tâche sans effort. Or, dans le pays du Maréchalissime, les plans de production, pourtant constamment corrigés, ne furent jamais réalisés exactement. Les «économistes» (cette sale engeance disparaîtra dès les premiers pas de la société socialiste) se livrèrent au rite éloquent de la rédaction des «indices de réalisation du plan». Le seul fait de l'oscillation permanente de ces indices aurait suffi à nous convaincre du caractère capitaliste d'une économie dont les mécanismes incontrôlés sont en permanence aux
prises avec les décisions de l'autorité politique, et dont tout prouve à l'évidence qu'elle n'est pas l'activité consciente de la force de travail commune des producteurs.
Mais une autre constatation encore plus troublante nous conduit à la même conclusion: si les indices de réalisation du plan varient perpétuellement, une seule de ces variations recueille la faveur du pouvoir politique: la variation «en hausse». Pourtant, du point de vue communiste, qui est celui de la production pour les besoins, une telle variation est sans doute plus regrettable qu'une variation en baisse: dans le second cas, il suffit de restreindre un peu la consommation, alors que dans le premier, on s'aperçoit que les producteurs se sont infligés un effort trop violent. Ainsi, il ne nous reste plus qu'une naïve question à poser pour savoir à quoi nous en tenir sur le caractère de la production en Russie: une fois que le plan a été atteint, s'arrête-t-on de travailler?
En réalité, le seul fait que les planifications russes aient été simultanément formulées en valeurs d'usage et en termes financiers devait déjà nous fournir la réponse: les produits du travail revêtaient à la fois la forme de valeurs d'usage et de valeurs d'échange, ils étaient donc des marchandises, et la production était une production capitaliste. Dans les plans russes, la valeur d'usage et la valeur d'échange prétendaient coexister: en fait, comme partout où les produits du travail revêtent simultanément les formes de valeur d'échange et de valeur d'usage, c'est la première qui l'emportait: la seconde ne servait que de véhicule à la première et pour reprendre l'expression de Marx, la production d'acier n'est qu'un prétexte à la production de plus-value.
Nous avons ici à nous occuper d'un problème d'une importance cruciale. Pour expliquer la persistance des catégories marchandes en URSS, les théoriciens du régime prétendent qu'elles sont simplement utilisées par les bureaux du plan afin de faciliter la comptabilité. Cette théorie trouve malheureusement sa source dans les déformations de la théorie marxiste qui accompagnèrent l'avènement de la NEP, et dont se rendirent coupables, Préobrajensky en tête, les militants de l'Opposition de Gauche.
«Utilisation» ou soumission?
En 1922, Trotsky déclarait que dans la grande industrie étatisée, «il n'y a pas exploitation de classe et il n'y a pas capitalisme, même s'il en existe les formes». Il voulait dire sans doute qu'il n'était pas juste de dissocier la nature du pouvoir politique de l'analyse économique, et que le pouvoir politique se trouvant entre les mains du parti du prolétariat, on ne pouvait considérer la Russie de la même façon qu'un État où, à la forme de production mercantile était superposé un État bourgeois. Cependant, une telle formule était dangereuse; pour éviter toute équivoque, il aurait fallu dire clairement: capitalisme en économie, volonté de passer du capitalisme au communisme, en luttant pour la révolution mondiale, en politique. Une telle formule aurait permis d'éviter toutes les théorisations hybrides (que fondamentalement la contre-révolution matérielle a fait prospérer, mais qui ont utilisé avec une adresse diabolique de simples approximations dans les formulations théoriques de l'opposition de gauche) sur le caractère «post-capitaliste» des entreprises d'État en Russie. Ainsi aurait été conservée dans toute sa clarté la perspective marxiste de la succession des modes de production, pour laquelle le capitalisme est d'abord renversé par la prise du pouvoir par le parti communiste, et ensuite détruit comme mode de production par des mesures spécifiques d'intervention despotique dans les rapports de production, telles que la destruction de la comptabilité par entreprises, la réduction radicale de la journée de travail, etc... Au lieu de cela, la construction trotskyste laissa croire qu'on pouvait dissocier le capitalisme de ses «méthodes», et qu'en Russie, on se bornait à appliquer ces dernières pour des raisons de commodité.
Or cette affirmation d'un pouvoir politique prolétarien qui prétend «utiliser» les «méthodes capitalistes» est tout aussi ridicule que le serait la prétention de notre bonne vieille terre si elle s'avisait de déclarer qu'elle se borne à «utiliser» le soleil pour s'éclairer. Il est vrai qu'une telle opinion, conforme aux apparences, fut longtemps celle de l'humanité tout entière. Mais elle n'en correspondait pas davantage à la vérité pour autant. il s'agissait simplement d' «apparences». Or, de même qu'il est impossible à la terre de s'éclairer grâce au soleil sans tourner autour de lui, sans lui être soumise en obéissant à toute une série de déterminations rigoureuses, de même, il est impossible à l'État de se servir des méthodes de comptabilité capitalistes, sans être soumis aux nécessités de l'accumulation du capital, tout en obéissant à une série de lois tout aussi inexorables que les lois de la physique. Les méthodes de comptabilité capitalistes ne peuvent exister sans la circulation des marchandises, l'échange, la valeur, l'exploitation, de même que l'illumination de la terre ne peut pas exister sans le système solaire tout entier. Et lorsque disparaîtront dans la révolution communiste l'exploitation, la valeur et l'échange, les «méthodes de comptabilité capitalistes» disparaîtront du même coup.
En Russie, chaque entreprise a sa comptabilité propre, son équilibre financier; chaque entreprise est un capital, ou plutôt, le moment, la phase d'un capital individuel qui s'incarne en elle après avoir été capital argent et avant de redevenir capital marchandise. On pourrait nous objecter qu'en Russie il n'existe plus de concurrence puisque toutes les entreprises industrielles d'importance appartiennent à l'État. Cette thèse serait parfaitement acceptable si nous acceptions cette idée saugrenue que la concurrence s'identifie à l'émulation pour produire tel ou tel objet de la meilleure façon possible, pour réaliser la meilleure valeur d'usage. Dans ce cas, la concentration de la production d'un objet déterminé fait disparaître l'émulation et tout le monde produit la même chose. Mais les marxistes n'ont jamais fait leur une telle idée de la concurrence: pour eux la concurrence est une lutte pour l'argent, et non une rivalité morale. De plus, ils n'ont jamais considéré l'argent (dollar, rouble ou yuan) comme une chose, comme la perle d'un boulier servant à effectuer des opérations comptables pour «le bien-être du peuple», mais toujours comme l'expression d'un rapport social. Et l'argent qui circule dans tous les trusts, dans toutes les entreprises d'un même trust est là pour nous rappeler qu'il représente du temps de travail social moyen, qu'il est la mesure de toutes choses et que toutes choses ne sont que son apparence. Tous les produits qu'il brasse et qui ne sont rien d'autre que des marchandises sont de simples signes du capital. La concurrence des différents capitaux (c'est-à-dire le Capital lui-même) n'est pas abolie par la transformation en trust d'État d'une branche d'industrie. Elle persiste entre les différentes branches, entre les différentes unités de la même branche qui entrent en relation les unes avec les autres par l'intermédiaire de l'argent. C'est dans l'entreprise, cellule fondamentale de la société capitaliste, que se joue le drame; car la concurrence des différents capitaux, qui doivent produire finalement de la plus-value est une lutte acharnée de chaque usine, de chaque branche pour pressurer le plus possible le prolétariat, pour extraire le suc de ses muscles et de son cerveau. Le capital ne peut pas être détruit par de simples mesures juridiques, mais seulement par le démantèlement de son réseau d'entreprises et l'abolition de la phase argent de ses métamorphoses. Quelles que soient les illusions de l'argent, là est la vérité essentielle: c'est dans l'entreprise que le prolétariat passe au pressoir, c'est dans cet antre obscur que, suivant l'expression de Marx, il suit l'homme aux écus pour aller se faire tanner.
De tout ce qui précède, nous concluons que l'affirmation suivant laquelle il existe en Russie en même temps que le salariat une planification socialiste (ou, plus modestement, bien que la formule n'ait guère de sens, qui ne soit plus capitaliste) est un faux et une trahison du prolétariat. Nous proclamons solennellement cette thèse qui contient à la fois nos certitudes doctrinales et nos espérances révolutionnaires: le capital ne se planifie pas, il se détruit.
En Russie, il n'y a jamais eu (sauf pendant la période du communisme de guerre et comme moyen pour tenir dans une «forteresse assiégée») de production planifiée uniquement en valeurs d'usage. Jamais le capital ne fut détruit, car il ne pouvait pas l'être: il fut simplement un instant contrôlé par la dictature du parti bolchévique, puis il détruisit ce parti. Depuis la proclamation de la thèse contre-révolutionnaire du «socialisme dans un seul pays», ceux qui défendent la planification russe sont des ennemis: ils défendent l'exploitation planifiée du prolétariat russe. Contrairement à ce que prétendent ces gens-là (au premier rang desquels il nous faut malheureusement placer Trotsky lui-même), ce ne sont pas les bureaucrates russes qui tendent à «démanteler la planification»; le gaspillage si souvent décrit dans la littérature trotskyste n'est nullement le résultat de «l'avidité des bureaucrates» (qui devrait alors être elle-même expliquée), mais le résultat de l'anarchie capitaliste, de l'existence même des rapports mercantiles. Les véritables agents du démantèlement de la planification russe, ce sont les prolétaires lorsqu'ils résistent à l'exploitation, lorsqu'ils refusent de suer le «profit planifié», sans aucun égard pour les adorateurs imbéciles du «progrès économique».
En Russie comme ailleurs, les courbes zigzaguantes que l'on peut lire sur les graphiques de production reflètent deux types de contradictions, qui sont deux aspects d'un même et unique système, celles qui correspondent à des
pénuries et à des engorgements de marchandises, et celles qui correspondent aux grèves ou à la résistance obstinée et sourde à l'exploitation du prolétariat russe, ennemi du capital et glorieux saboteur du Plan.
Socialisme et salaire
Ayant commencé par éviter d'affirmer clairement que l'industrie d'État de l'époque de la NEP ne se contentait pas d' «utiliser» des méthodes de comptabilité capitalistes, mais était capitaliste en fait, et croyant de cette façon trouver dans l'économie russe un germe de socialisme, après 1929, Trotsky, créant une théorie nouvelle, affirmera qu'en Russie les moyens de consommation sont marchandises pour cause de pénurie, mais que les moyens de production ne le sont pas. Seule la dictature du parti bolchévique, tant qu'elle se maintint en dépit des mécanismes mercantiles, pouvait garantir le développement ultérieur vers le socialisme, mais le chef de l'Opposition de gauche en vint à un ultime reniement de la théorie marxiste dans «La révolution trahie» en déclarant le salariat compatible avec le socialisme. Voici le passage où Trotsky jette tout le marxisme d'un seul coup par-dessus bord: «Les citoyens, cependant, participent à l'entreprise nationale comme producteurs. Dans la phase inférieure du communisme, la rémunération du travail se fait encore selon des normes bourgeoises, c'est-à-dire selon la qualification du travail, son intensité, etc...». Ainsi le passage où Marx rappelle que tout droit, en tant qu'application d'une règle unique à des gens inégaux, est forcément injuste, que la «justice» consiste précisément dans la suppression du droit, et que l'application d'une norme unique de consommation à des gens différents sous le communisme inférieur sera en quelque sorte une survivance du droit bourgeois, ce merveilleux passage qui combat tout utopisme idéaliste est tristement utilisé par Trotsky pour introduire en contrebande le salariat dans le socialisme. Le texte de Trotsky ne prête pas à la moindre équivoque: «La société communiste ne peut pourtant pas succéder immédiatement à la société bourgeoise. A ses débuts, l'État ouvrier ne peut encore permettre à chacun de travailler selon ses capacités, en d'autres termes tant qu'il voudra et pourra, ni récompenser chacun «selon ses besoins» indépendamment du travail fourni. L'intérêt de l'accroissement des forces productives oblige à recourir aux normes habituelles du salaire, c'est-à-dire à la répartition des biens d'après la quantité et la qualité du travail individuel. Marx appelait cette première phase de la société nouvelle le stade inférieur du communisme, le distinguant du stade supérieur où disparaît, en même temps que le dernier spectre du besoin, l'inégalité matérielle». («La Révolution trahie», p. 474. Ed. Minuit.)
Peu nous importe que par la suite Trotsky refuse de considérer, comme Staline, que la Russie est socialiste: le pire est déjà accompli, le caractère non mercantile du socialisme est nié; et cette négation, le courant trotskyste la partage avec le courant stalinien. Contrairement à ce que disent Staline et Trotsky, Marx n'a jamais admis que le salariat puisse coexister avec le socialisme. Le socialisme commence quand le salariat est détruit. La séquence historique est la suivante I) Capitalisme. II) Période de transition ou dictature révolutionnaire du prolétariat. Destruction des mécanismes mercantiles. III) Socialisme. La production n'est plus mercantile, la consommation est réglementée. IV) Communisme: la consommation n'est plus réglementée.
En affirmant que l'on a recours en Russie aux «normes habituelles du salaire», Trotsky est fidèle à sa théorie suivant laquelle l'État ouvrier de 1922 se bornait à «utiliser» les méthodes de comptabilité capitaliste. En fait, pas plus qu'on ne peut «utiliser» les méthodes de comptabilité capitalistes sans qu'il y ait capitalisme, on ne peut «utiliser» les normes habituelles du salaire sans qu'il y ait salariat. La seule ressource (à vrai dire lamentable) qui reste à Trotsky est de suggérer qu'on «utilise» le salariat en URSS... pour construire le socialisme! A vrai dire, on retrouve là l'essentiel du raisonnement de Trotsky: la Russie est un État ouvrier, donc elle n'est plus capitaliste. Or, le développement des forces productives est insuffisant «pour donner à la propriété d'État un caractère socialiste». On a donc affaire à un régime non prévu par Marx et intermédiaire entre le capitalisme et le communisme.
A partir de là, Trotsky construisit toute une dialectique ridicule suivant laquelle les moyens de production n'étaient plus des marchandises parce que l'État en «planifiait» l'emploi, alors que les moyens de consommation n'étaient des marchandises qu'en raison... de leur pénurie. A la théorie marxiste suivant laquelle sont marchandises les produits du travail associé qui s'échangent contre de l'argent, Trotsky substituait une théorie originale qui faisait de la «pénurie» la raison de l'existence des marchandises.
Le caractère des moyens de production dans la Russie de 1938 était celui de tous les autres pays capitalistes: même emploi des machines, même division du travail, mais la nationalisation, le monopole du commerce extérieur et la planification avaient le caractère de «conquêtes d'Octobre». Entre le développement «insuffisant» des forces productives et les rapports de propriété «nouveaux» résultant de l'expropriation des capitalistes, Trotsky n'hésita pas: il considéra les «nouveaux rapports de propriété» comme l'essentiel, qui était simplement altéré et déformé par le développement insuffisant des forces productives. L'idée que la nationalisation ou la planification ne détruisaient absolument pas le capital, qui n'est pas la «propriété des capitalistes», mais une puissance sociale, ne lui vint absolument pas à l'esprit.
Là est le véritable secret de la théorie de l'État ouvrier dégénéré; celui qui avait été le grand militant d'Octobre, le Carnot soviétique, redevint un «marxiste vulgaire» lorsqu'il déclara que le capitalisme n'existait plus en Russie parce que les capitalistes avaient été expropriés et qu'il n'existerait à nouveau que si les bureaucrates réussissaient à réintroduire la propriété privée des moyens de production.
Revenons un instant aux problèmes théoriques fondamentaux. Chez Marx, chez Engels, chez Lénine, on ne trouvera pas un seul passage affirmant que l'on «a recours» aux normes habituelles du salaire sous le communisme inférieur. Au contraire, les classiques ont toujours fait explicitement mention de la disparition de l'argent et de l'utilisation de bons de travail au cours de la première phase de la société communiste. Marx écrit: «Le cas échéant, les producteurs pourraient recevoir des bons leur permettant de prélever sur les réserves de consommation de la société des quantités correspondant à leur temps de travail. Ces bons ne sont pas de l'argent. Ils ne circulent pas». Et Lénine, commentant les textes de Marx, est tout aussi clair: «Les moyens de production ne sont déjà plus la propriété privée d'individus. Ils appartiennent à la société tout entière. Chaque membre de la société, accomplissant une certaine part du travail socialement nécessaire, reçoit de la société un certificat constatant la quantité de travail qu'il a fournie. Avec ce certificat, il reçoit dans les magasins publics d'objets de consommation une quantité correspondante de produits». Pas la moindre marchandise ici non plus, pas le moindre tintement de pièce dans la poche du producteur. Jamais les classiques n'ont admis la coexistence du socialisme et du salariat. Dogmatiques et simplistes, ils ont toujours posé cette équation limpide: salariat égale capital; socialisme égale destruction du salariat et du capital, ou selon une formule plus connue (récemment jetée aux orties par les larbins de la bourgeoisie française et de l'impérialisme russe) socialisme égale abolition du salariat.
Pour le marxisme, là où il y a salariat généralisé, là où les travailleurs sont rétribués en monnaie, il y a capitalisme. Pour Staline, la Russie de 1936, où les travailleurs sont rétribués en monnaie, est un «pays socialiste». Trotsky, révisionniste moins hardi, et de ce fait même plus dangereux peut-être, définit en 1936 le régime russe «avec toutes ses contradictions, non point socialiste, mais préparatoire, transitoire entre le capitalisme et socialisme, ou préparatoire au socialisme». Bref, le salariat généralisé a cessé d'impliquer pour lui nécessairement le capitalisme. Plus, l' «utilisation» des «normes habituelles du salaire» sert... à la construction du socialisme. Ne sachant plus ce qu'était le communisme, Trotsky déclara «en transition vers le socialisme» un pays dont toutes les caractéristiques, qui se renforçaient sans cesse, étaient celles du classique et unique capitalisme.
Le mystère de Thermidor
Au cours de sa lutte contre la fraction «centriste» représentée par le sinistre secrétaire général, Trotsky compara le phénomène stalinien à la période de réaction qui suivit la grande révolution française: sans remettre en cause les conquêtes économiques de la révolution, la réaction anéantit ses conquêtes politiques. Mais Trotsky lui-même devait reconnaître plus tard que cette analogie «n'avait fait qu'embrouiller les choses». En effet, les révolutions démocratiques bourgeoises ont pu connaître des périodes de recul: le vieux personnel politique, chassé par la vague de fond, revenait en partie au pouvoir, replaçait un roi sur le trône et se vengeait des démocrates révolutionnaires en supprimant les libertés. Mais toutes les piétés royales ne pouvaient recréer l'âge d'or des corvées et du droit de cuissage: les conditions matérielles de ce rêve ayant disparu, le nouveau monarque ne pouvait plus, en hochant sous sa couronne son auguste poire, que jouer le rôle que lui assignait le développement historique: celui de plat serviteur des intérêts bourgeois. Aucune force au monde ne pouvait plus contrecarrer le développement de l'économie mercantile suivant inflexiblement sa propre logique comme résultat spontané de l'échange entre producteurs privés.
Or, pour le socialisme (et c'est ce dont s'avisa Trotsky dans «État ouvrier, Thermidor et Bonapartisme») il ne peut exister aucun phénomène semblable parce qu'aucune loi économique ne garantit au socialisme un développement automatique. Le socialisme ne peut résulter que de l'action consciente de la dictature prolétarienne, concentrant toutes les unités économiques dans son poing de fer, brisant leurs limites et les transformant en un seul outil de production, en un organisme économique unique, travaillant à satisfaire les besoins sociaux. Si le prolétariat n'exerce pas constamment, par l'intermédiaire de son parti de classe, sa dictature sur la société tout entière, il ne peut y avoir destruction du capitalisme et transformation communiste de la société. Le prolétariat perd tout s'il perd le pouvoir politique. Et toute économie sur laquelle le prolétariat n'exerce pas sa dictature est une économie qui exerce sa dictature sur le prolétariat. Comme disait Lénine, «sans dictature du prolétariat, pas de transformation socialiste, c'est là l'ABC».
Par un mystère dont ses disciples modernes n'ont sans doute pas encore mesuré la profondeur, Trotsky dut affirmer à la fois que la «bureaucratie avait exproprié la classe ouvrière du pouvoir politique», et qu'elle demeurait en même temps «l'instrument de la dictature du prolétariat». Evidemment, la thèse selon laquelle la dictature du prolétariat avait disparu en Russie aurait contraint Trotsky à nier toute perspective de transformation socialiste: il lui fallait à la fois ne pas affirmer que la classe ouvrière détenait le pouvoir, et ne pas affirmer qu'elle l'avait perdu: il résolut le problème en affirmant qu'elle avait été expropriée (les termes de propriété sont d'ailleurs très mal venus ici) du pouvoir politique, mais que la dictature de la bureaucratie, tant que celle-ci n'aurait pas réintroduit la propriété privée des moyens de production et qu'elle défendrait à sa manière la planification, exprimait en dernière analyse la dictature du prolétariat.
Pour ne pas être contraint d'affirmer que l'on avait dépassé le capitalisme et que l'on transitait vers le socialisme sans dictature du prolétariat, Trotsky créa une nouvelle théorie de l'État. Pour la doctrine classique, un État est, dans les pays où le féodalisme a été abattu, où la révolution démocratique bourgeoise est accomplie depuis longtemps, ou bourgeois, ou prolétarien. Ou tout l'un, ou tout l'autre. S'il est une partie du marxisme qui n'admet pas la moindre équivoque, où la question est posée sur le tranchant du couteau, c'est bien la théorie de l'État. Trotsky, qui avait apporté les modifications que l'on sait à la critique marxiste de l'économie politique, inventa aussi une nouvelle théorie de l'État: il découvrit une dictature qui n'était ni celle de la bourgeoisie, ni celle du prolétariat. Ou plutôt, il découvrit que la dictature du prolétariat pouvait s'exercer par l'intermédiaire d'une «couche sociale» exerçant sa propre dictature sur la classe ouvrière. L'État russe était donc censé avoir deux aspects: d'un côté, il était prolétarien parce qu'il défendait les conquêtes d'Octobre, de l'autre, il était bourgeois dans la mesure où il permettait à la bureaucratie de défendre ses privilèges.
Il suffit de savoir ce qu'est le socialisme dans la doctrine de Marx pour comprendre qu'un État n'a nullement besoin d'être un «État ouvrier» (nous n'aimons pas ce terme par trop sociologique, et qui se prête à tous les accommodements que l'on sait; nous préférons dire «dictature du prolétariat») pour défendre des mesures de politique économique qui sont parfaitement compatibles avec le développement du capitalisme, et qui sont même, dans un pays comme la Russie, la condition de son développement indépendant. Mais la doctrine de Trotsky, qui affirme que la bureaucratie s'est emparée du pouvoir, fait à cette misérable couche sociale à la fois trop d'honneur et trop de honte, et lui accorde une considération qu'elle ne mérite certainement pas aux yeux de la doctrine classique.
La «bureaucratie», caste parasitaire
Pour expliquer l'apparition de cette «monstrueuse excroissance» qu'était la bureaucratie, le chef de l'Opposition de gauche se mit en devoir de rechercher toute une série de raisons matérialistes: il parla du caractère paysan de la Russie, de son encerclement, de son manque de culture, raisons dont la multiplicité et le caractère empirique prouvaient qu'elles n'étaient suffisantes ni les unes ni les autres. Et comme le mauvais écolier qui échafaude toute une série d'opérations compliquées pour arriver finalement à un résultat faux parce qu'il ne sait pas utiliser la méthode simple et correcte, il construisit une théorie nouvelle, d'essence démocratique, alors que la solution marxiste était toute simple.
Commentant la «Critique de la philosophie de l'État» de Hegel, Marx note: La bureaucratie n'est que «le formalisme d'un contenu situé hors d'elle». Elle est «le formalisme de l'État». C'est dans ces phrases apparemment «philosophiques» que se trouve déjà la solution du problème, bien avant les développements célèbres des textes classiques sur la théorie de l'État. Tout est déjà dit ici. Marx a vaincu l'illusion politique: la bureaucratie est bien un phénomène réel certes, mais un phénomène dérivé. L'État n'est pas indépendant, et c'est dans le sous-sol social, dans le domaine de la production qu'il faut chercher le secret de l'évolution de cet organisme qu'Engels a magnifiquement défini comme une trique. En effet, on n'a jamais produit de biens immatériels avec un stylo et des plumes. Ni avec des stylets et du papyrus. La bureaucratie apparaît historiquement comme conséquence directe des nécessités de la production: il faut administrer. Mais l'administration de la production ne nécessita l'existence d'un corps spécial de fonctionnaires que lorsqu'eut été atteint ce seuil de la productivité sociale du travail qui permet et qui nécessite qu'un groupe social particulier soit délivré des tâches immédiates de production pour surveiller et régulariser l'ensemble du travail productif; ce phénomène apparaît avec les sociétés de classe et la formation de l'État qui en est la conséquence nécessaire. Mais l'existence des bureaucrates et de l'État, pour indépendante qu'elle puisse apparaître, n'en reste pas moins étroitement liée aux nécessités de la production. L'illusion politique qu'a démasquée précisément le matérialisme historique veut que le bureaucrate, «abusant» de ses fonctions, se rende en quelque sorte autonome et décide suivant son bon plaisir (et l'esprit démocratique, avec son idéalisme dérisoire, oppose volontiers à la «sclérose» des bureaucrates la vertu des consultations populaires...). Le vieux texte égyptien ne déclare-t-il pas: «Vois, il n'est pas de profession où l'on ne soit commandé, si ce n'est celle de fonctionnaire: c'est lui qui commande».
Cependant, l'existence des scribes dépend des crues du Nil comme celle des administrateurs russes des caprices du Capital. Quelle que soit l'indignation des anarchistes contre les «tyrans», le pouvoir du politique ne nous semble pas si grand: le scribe du Pharaon s'empare de blé, et le bureaucrate russe de liasses de roubles. Ainsi les gestionnaires reconnaissent-ils leur dépendance par rapport à la production, dans leur consommation comme dans leur mode même de travail: le scribe du Pharaon utilise des papyrus qui lui sont fournis par son maître, pour lequel les roseaux ont été coupés sur le bord du fleuve avant d'être séchés. Le bureaucrate russe, lui, utilise le téléphone, produit du travail associé, et dont le fonctionnement exige l'existence d'un mode de production déterminé. Toute bureaucratie est la bureaucratie d'un mode de production particulier. Ce qui doit intéresser les marxistes, par conséquent, ce n'est pas de mesurer des abus ou des privilèges, des mensonges et des «atteintes à la démocratie», mais d'identifier le mode de production qui nécessite l'existence de l'État dont la bureaucratie n'est que le formalisme.
Pour la Russie, la question se pose et se résout en ces termes: il y a un État et une bureaucratie, qui loin de disparaître, se développent et se renforcent: nous sommes donc en présence d'une société de classes. La bureaucratie russe avec ses revenus n'accumule pas des vases, des soieries ou des terres. Elle achète des marchandises produites en série, ou pour reprendre un mot universellement connu qui a consacré la suprématie du capital anglo-saxon, «standardisées». Elle obtient ces marchandises en échange de morceaux de papiers rectangulaires qu'elle serre en liasses contre son cœur dans de minuscules sachets de cuir, les portefeuilles. Ces rectangles de papier sont de l'argent, en traduction russe, des roubles: c'est donc la bureaucratie d'un mode de production capitaliste.
La bureaucratie n'est rien de mystérieux ni qui mérite une «nouvelle» appréciation au XXe siècle, pour expliquer les «monstruosités» russes, de la part de la théorie marxiste. Elle est une conséquence et un aspect de la division sociale du travail. Elle dépend de l'État, et par «État», «on entend en réalité la machine gouvernementale, autrement dit l'État en tant qu'il forme, par suite de la division du travail, un organisme spécial, séparé de la société». Apparue avec les sociétés de classe, la bureaucratie disparaîtra avec elles. Le communisme inférieur, ou socialisme, ne connaîtra pas de bureaucratie. Qui n'est pas un contre-révolutionnaire conscient ou un indécrottable imbécile républicain, pour qui l'histoire oscille de toute éternité entre «démocratie»et «dictature», ne peut pas parler de «socialisme bureaucratisé»; l'expression elle-même est absurde, puisque le socialisme est la destruction de la bureaucratie. Il est vrai que certain ancien trotskyste actuellement social-démocrate notoire propose aujourd'hui pour déchiffrer la mystérieuse histoire russe, la grille théorique du «socialisme... d'État!», et que ses caprices théoriques ne sont pas encore parmi les plus fous!
Le communisme, qui ne vaincra que comme regroupement de la classe ouvrière autour de son parti communiste, aura nécessairement, au cours des affrontements avec le capital, puisé sa force dans une lutte énergique contre la hiérarchie des salaires. Aussitôt après la prise du pouvoir, le parti promulguera à nouveau la glorieuse mesure de la Commune et d'Octobre: le maximum communiste, la limitation de la rétribution de tous les fonctionnaires à celle d'un ouvrier qualifié. Mais rapidement, c'est le rôle même du fonctionnaire qui disparaîtra, et celui de l'ouvrier qualifié. Et le salaire. L'extrême simplicité du plan de production permettra aux ménagères elles-mêmes (comme en dépit des imbéciles Lénine l'affirme dans un texte qui ne contient pas le moindre grain d'utopie lui non plus) de se saisir du timon de l'État. Puis les ménagères disparaîtront, et l'État, et la division du travail. D'abord du fait de la rotation des tâches, puis du fait de la suppression de la nécessité sociale de ces tâches, la bureaucratie se sera évanouie.
En affirmant que la «dégénérescence bureaucratique de l'État ouvrier» n'excluait pas la marche vers le socialisme qui était l'heureuse conséquence des «conquêtes d'Octobre» et qui se poursuivrait aussi longtemps que lesdites «conquêtes» ne seraient pas détruites, Trotsky révisait la doctrine marxiste; la seule solution aurait été pour lui de dire clairement que le régime russe «préparatoire au socialisme» suivant son expression, était capitaliste. Car c'est le rôle historique du capitalisme que de créer les bases de la société nouvelle. Or cela, Trotsky ne pouvait pas le dire, convaincu qu'il était que la Russie, parce que la propriété privée des moyens de production dans la grande industrie n'y était plus admise, avait dépassé le capitalisme.
Dans «Encore et à nouveau sur la nature de l'URSS», où Trotsky se débat contre plus sot que lui, on trouve cette phrase étonnante, et digne de la plus subjective des sociologies: «La force motrice de la bureaucratie de Moscou est indubitablement la tendance à accroître son pouvoir, son prestige, ses revenus» (2). Nous n'avons pas peur de nous répéter et nos conclusions sont toujours les mêmes; à moins de faire de leur volonté de puissance ou de leur désir de richesse la cause dernière de l'existence de certains groupes sociaux, c'est-à-dire à moins de tomber dans l'idéalisme bourgeois le plus éculé, nous ne pouvons que raisonner en ces termes: une société où l'on s'enrichit (la «richesse» n'existant que par la «pauvreté») est une société de classe. Si la richesse consiste non pas en bestiaux, en esclaves ou en domaines, mais en petits chiffons de papier et en écritures dans les grands livres d'établissements appelés «banques», nous sommes en présence du mode de production capitaliste.
Classes et modes de production
Nous en arrivons à l'instant crucial, celui où toutes les apparences vont se tourner contre nous, où tous les idéalistes, les ouvriéristes, les indéterministes, les défenseurs de l'individu vont jeter le masque en nous criant d'une seule voix l'argument qu'ils ont sur le cœur depuis le début, que la contre-révolution a enraciné dans des millions de cerveaux et qu'ils vont expectorer avec des trémolos: «Mais en Russie, mon bon Monsieur, il n'y a plus de capitalistes!». Toute la construction trotskyste repose sur cette évidence aveuglante et fausse en Russie, depuis la révolution d'Octobre 1917, il n'y a plus de «bourgeois». Cette lamentable rengaine est reprise sur tous les tons depuis quarante ans par l'opportunisme dominant, et semble ne pas avoir encore épuisé ses effets. C'est l'argument des réunions publiques et des livres d'académiciens, la transfiguration et l'apothéose progressiste de l'impérialisme russe. «Chez nous en Union Soviétique où il n'existe plus de capitalistes», «chez nous, où l'exploitation de l'homme par l'homme a été supprimée», telle est la sempiternelle litanie de la contre-révolution. Cette évidence, qu'il n'y a plus en Russie de propriétaires privés des grands moyens de production dans l'industrie sert d'inépuisable base à une infinité de spéculations toutes plus anti-marxistes les unes que les autres, qui reposent toutes sur de simples superstitions idéalistes, et qui sont à l'opposé de l'inébranlable doctrine matérialiste.
Dans «Le Capital», Marx a fait justice de toutes les critiques vulgaires adressées au capitalisme par ceux qui ne sont pas ses ennemis irréconciliables, et qui protègent bien souvent son existence en prétendant le critiquer. Au nombre de ces critiques vulgaires, il faut ranger celle qui reproche au capitaliste de consommer trop et celle qui lui reproche d'imposer «anti-démocratiquement» sa volonté aux travailleurs.
Tout d'abord, en tant que personne de chair, le capitaliste vit aux dépens de son capital. «Sa volonté et sa conscience ne réfléchissent que les besoins du capital qu'il représente; dans sa consommation personnelle, il ne saurait voir qu'une sorte de vol, d'emprunt au moins fait à l'accumulation, et en effet, la tenue des livres de comptes en parties doubles met les dépenses privées au passif, comme sommes dues par le capitaliste au capital» (Marx). Le capitaliste n'est pas l'homme au gros ventre et au cigare, et ceux qui chercheraient à prouver l'existence du capitalisme en Russie en faisant état des dépenses somptuaires des directeurs démontreraient uniquement leur totale ignorance du marxisme. La doctrine de classe dit sèchement: plus un capitaliste consomme, moins il est capitaliste. Plus il est capitaliste, moins il consomme. Que les théoriciens chinois qui prétendent prouver leur pureté marxiste en opposant la frugalité des directeurs d'entreprise de leur pays à la bombance des nouveaux tsars soviétiques soient donc remerciés de leur ingénuité.
C'est une évidence du marxisme: le capitaliste n'est que l'agent d'un mécanisme social. Non seulement le capitaliste n'est vraiment capitaliste que lorsqu'il accumule, mais encore il ne mène à bien son œuvre qu'en réprimant ses lubies personnelles et en essayant de connaître et de respecter le mieux possible les lois qui résultent de la concurrence des divers capitaux. «Le capitaliste n'a aucune valeur historique, aucun droit historique à la vie qu'autant qu'il fonctionne comme capital personnifié» (Marx). La liberté du capitaliste n'est que la conscience qu'il a des nécessités de l'accumulation du Capital. «Le développement de la production capitaliste nécessite un agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et la concurrence impose les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes à chaque capitaliste individuel. Elle ne lui permet pas de conserver son capital sans l'accroître, et il ne peut continuer de l'accroître à moins d'une accumulation progressive» (Marx). Le capitaliste n'est donc pas le jouisseur et l'oppresseur que se représentent les petits-bourgeois, ou s'il l'est, c'est en vertu d'un mécanisme social déterminé. Le capitaliste n'est nullement défini par la possession de titres de propriété. Suivant les prémisses matérialistes de sa doctrine, Marx montre que ce n'est pas la conscience des capitalistes qui crée les lois de la société, mais les lois de l'économie mercantile qui créent les capitalistes, et leur conscience.
L'amateur néophyte de tirades «de gauche» contre «les gros» et les «féodalités financières» est toujours très surpris lorsqu'il lui arrive de feuilleter «Le Capital». Il s'attendait à voir les protagonistes dès les premières pages:
d'un côté l'ouvrier en sabots, tournant humblement son béret entre ses doigts, et de l'autre le ventripotent capitaliste, plein de morgue et cigare au bec. Il s'attendait peut-être à voir les classes prendre position et se ranger en ordre de bataille. Rien de tout cela. «Le Capital» est un livre bien abstrait dont la première section s'appelle «Marchandise et monnaie», et qu'on peut lire jusqu'au bout sans y trouver la définition des classes, comme groupes d'individus.
Marx ne commence pas par poser d'abord les groupes d'individus, et à examiner ensuite leur lutte pour la répartition du produit social. En matérialiste, il sait que les individus ne précèdent pas leurs conditions d'existence matérielles, mais sont au contraire étroitement déterminés par ces dernières. Il étudie donc d'abord les conditions matérielles d'existence des individus; il définit les rapports de production. Suivant leur degré d'évolution, les sociétés fonctionnent d'une façon déterminée, indépendamment de la conscience qu'en ont (ou que n'en ont pas) les individus. Et ce fonctionnement s'impose comme une nécessité non seulement aux exploités, mais aux exploiteurs, non seulement aux individus, mais aux générations successives des classes en présence. C'est précisément cela que Marx appelle un mode de production.
Le matérialisme historique ne fait pas beaucoup de place à la «volonté» des capitalistes ou à l'esprit «anti-démocratique» des bureaucrates. Il montre comment s'engendrent et se succèdent historiquement divers modes de production régis par des lois déterminées, qu'il étudie avec une grande minutie. Il ne se contente pas de dire que le capitalisme est l'exploitation de l'homme par l'homme, bien que ce soit une formule d'agitation excellente, car cette caractéristique est commune aux différents modes de production qui se sont succédé depuis la dissolution du communisme primitif et ne permet donc d'en distinguer aucun. Marx montre précisément comment cette exploitation s'effectue dans le mode de production capitaliste dont il identifie et démonte les principaux rouages: capital, salariat, plus-value, intérêt, rente foncière. Il ne dit pas seulement que le communisme est la suppression de la propriété privée des moyens de production (formule impudemment exploitée par la contre-révolution), il précise aussi que le communisme est l'ABOLITION DU SALARIAT.
Les rapports de propriété évoluent avec les rapports de production. Nous distinguerons quatre types de propriété compatibles avec le capitalisme: la propriété individuelle, coopérative, anonyme, étatique. Le Capital se concentrant sans cesse au cours de l'histoire du capitalisme, il est tout logique que les grands moyens de production modernes provoquent la naissance d'associations de capitalistes et finissent par nécessiter l'intervention de l'État. Ceci ne fait aucun mystère pour Engels qui a souvent précisé que l'étatisation des moyens de production n'avait en elle-même rien de socialiste: «Reconnaissance partielle du caractère social des forces productives, reconnaissance à laquelle est contraint le capitaliste lui-même. Appropriation des grands moyens de production et d'échange d'abord par les sociétés anonymes, ensuite par les trusts, enfin par l'État». Engels poursuit, à l'adresse des futurs perfectionneurs du marxisme: «La bourgeoisie prouve qu'elle est une classe superflue. Toutes ses fonctions sont maintenant remplies par des ouvriers salariés».
Dans «Le Capital», Marx raconte l'histoire de ces capitalistes faillis qui retournent dans leurs anciennes fabriques cotonnières pour le compte d'une société, et qui touchent alors un salaire de direction. De ce fait, il tire même un argument d'importance, pour montrer que la plus-value, ou plutôt le profit réalisé par un capital individuel, n'est nullement la rétribution d'on ne sait trop quelles «qualités exceptionnelles» du capitaliste, puisque ces mêmes «qualités exceptionnelles» s'échangent dans certaines conditions contre un salaire de direction, somme toute assez modeste. Le capital n'est pas le capitaliste; c'est ce que prouve au XIXe siècle le développement de l'industrie, qui fait apparaître le divorce entre propriété et fonctions de direction, ce qu'avait auparavant annoncé le «Manifeste des communistes» de 1847, et ce que les trotskystes n'ont toujours pas compris.
Revenons donc, après ce salutaire retour aux classiques, à l'argument vulgaire: «En Russie, il n'existe plus de capitalistes, puisque la propriété privée des moyens de production a disparu». Notre contradicteur nous permettra tout d'abord de ne pas concéder plus qu'il n'est nécessaire et de rappeler que les kolkhoziens, qui représentent une partie non négligeable de la population, possèdent leur parcelle individuelle, dont ils consomment en partie les produits, ce qui constitue une forme de production précapitaliste. Dans la mesure où les kolkhoziens apportent leurs produits sur le marché, ils sont aussi de petits producteurs marchands individuels, alors que du fait qu'ils travaillent aussi dans la coopérative agricole qu'est le kolkhoze, ils sont encore une fois des producteurs de marchandises, quoique pratiquant cette fois le travail associé. De plus, la propriété privée des moyens de production existe dans l'artisanat et le petit commerce. Enfin, il faut rappeler l'existence d'adjudications d'État à des sociétés éphémères, en particulier dans le domaine de la construction. Maintenant il est vrai que nous devons reconnaître qu'il n'existe pas dans la grande industrie de propriété privée des moyens de production. C'est un fait. En déduire qu'il n'existe plus de capitalisme ni de classes est une théorie contre-révolutionnaire.
Ce n'est pas la suppression du capital qui fait apparaître les directeurs salariés à la place des capitalistes, c'est le développement du capital. Même si l'industrie russe était beaucoup plus développée qu'elle ne l'est aujourd'hui, même si le secteur coopératif avait disparu et s'il n'y avait aucune propriété privée des moyens de production, le capitalisme n'aurait pas disparu pour autant. Même si tous les directeurs d'entreprise étaient des salariés, le capital n'aurait pas pour autant disparu. Une société composée de purs salariés est une société purement capitaliste. Une telle société est sans doute une fiction, mais une fiction scientifique et si peu originale qu'elle est apparue en 1844, sur les manuscrits du futur auteur du «Capital». «L'égalité du salaire elle-même, telle que la revendique Proudhon, ne fait que transformer le rapport de l'ouvrier actuel à son travail en rapport de tous les hommes à leur travail». Par conséquent, ni la transformation des patrons en salariés (constatable en Russie), ni même l'égalisation des salaires (ou son équivalent trotskyste, «la liquidation des privilèges de la bureaucratie soviétique») ne signifie (ou signifierait) la disparition du capital.
A tous ceux qui s'imaginent le contraire, même dans un tout autre contexte que les conceptions proudhoniennes, s'applique la critique de Marx: «La société est alors conçue comme un capitalisme abstrait». Dans une communauté réelle, c'est-à-dire dans une société ayant dépassé la division sociale du travail caractéristique de la société bourgeoise (quelle que soit la structure de classe particulière à un moment donné de son développement), les conditions matérielles d'où résultent l'échange, la valeur, le salariat, etc., ayant disparu, échange, valeur, salariat, etc., eux-mêmes deviennent impossibles. Supposer qu'une société dans laquelle, comme en Russie, ils subsistent bel et bien peut avoir dépassé la division bourgeoise du travail (ou, ce qui revient au même, mais Messieurs les trotskystes l'ignorent, que la disparition de la classe des «propriétaires privés des moyens de production» a la signification d'une modification décisive de la division sociale du travail) cela revient à confondre «capitalisme abstrait» avec le socialisme. «Capitalisme» parce que telle est nécessairement la société où les rapports de production bourgeois subsistent (valeur, salaire, profit sont des rapports de production, non des «outils» dont on pourrait «se servir» à de louables fins «socialistes», mais cela, Messieurs les trotskystes l'ignorent également!) Mais capitalisme «abstrait» parce que la condition matérielle de ces rapports y manque.
La doctrine non «nouvelle» que le marxisme a établie définitivement au XIXe siècle est que, dans le capitalisme réel, «la nécessité de transformer le produit ou l'activité des individus en valeur d'échange, en argent» (3) résulte du fait que «la production n'est pas immédiatement sociale, n'est pas l'œuvre d'une communauté répartissant le travail en son propre sein» (Marx), en d'autres termes résulte de la division de la société en classes, ce qui n'est jamais qu'une autre façon de dire de la division bourgeoise du travail (laquelle inclut les oppositions entre travail manuel et intellectuel ainsi qu'entre ville et campagne). Quiconque, constatant l'existence de l'échange, de la monnaie, du salaire, etc., en Russie, scrute opiniâtrement les conceptions juridiques qui y ont cours, ou encore la pyramide des revenus, pour se rassurer sur le danger éventuel d'un «retour au capitalisme» dû au fait que «la bureaucratie» aurait réussi a «créer des bases sociales à sa domination» (!) procède exactement de la même façon que ces illettrés qui, voyant l'alternance majestueuse des jours et des nuits, s'interrogent néanmoins anxieusement sur le bien-fondé de la croyance à la rotation de la terre des gens qui sont allés à l'école. A la théorie trotskyste qui voit dans le «rétablissement de la propriété privée des moyens de production» la seule possibilité d'un «retour au capitalisme», nous opposons la thèse que le capitalisme n'a jamais disparu (ni ne pouvait disparaître) de ce pays, et que le capitalisme se définit par des rapports de production, non par des règles de droit.
La définition du capitalisme comme «la propriété privée des moyens de production» est le complément dialectique de la définition du socialisme comme la généralisation du salariat dont nous venons de voir comment Marx la repoussait. La raison n'en est pas seulement que le salaire se généralise précisément dans la mesure où les propriétaires privés disparaissent. Elle réside dans le fait que cette définition et cette conception relèvent de la même conception non matérialiste et non dialectique de l'économie et de l'histoire dont Marx a si bien montré qu'elle consistait d'une part à «personnifier les choses» et de l'autre à «chosifier les rapports entre les hommes».
«Personnification des choses». Dans la conception marxiste, le «capitaliste privé» n'est que l'agent, l'instrument (historiquement périssable, comme toute l'évolution contemporaine le montre) du capital: dans la conception renversée de l'idéologie en général et de l'idéologie trotskyste en particulier, c'est au contraire le capital qui est réduit au simple rôle d'instrument dont le capitaliste se sert pour assouvir sa soif de gain et son appétit de domination; le moteur du capitalisme serait la psychologie particulière à la classe bourgeoise (qui, dans la réalité et dans le marxisme, doit au contraire être elle-même expliquée, et ne peut l'être qu'en se référant au développement des forces productives et aux rapport de production qui en résultent et qui se sont établis en dehors de la «volonté» non seulement des hommes en général, mais de la classe dominante en particulier); la classe bourgeoise disparue en tant que «classe des détenteurs privés des moyens de production», le moteur aurait cessé de fonctionner! Et si l'économie continue néanmoins à courir, c'est que le moteur ancien aurait été remplacé par un tout nouveau!
«Chosification des rapports entre les hommes». Dans la réalité et dans le marxisme, la marchandise et l'argent résultent de rapports déterminés entre les hommes dans la production «qui s'établissent par l'intermédiaire des choses» (des «choses» telles que les moyens de production - hommes y compris - disponibles à une époque donnée). Dans la vision renversée de l'idéologie, marchandise et argent sont eux-mêmes des «choses» répondant à des nécessités naturelles immuables; alors salaire et profit apparaissent non pour ce qu'ils sont - des rapports de production qui devront disparaître - mais comme des catégories immuables de tout mode de production.
C'est un fait que les conditions sociales qui ont permis le développement d'une économie nouvelle - le capitalisme - à partir de la production marchande simple ont été historiquement la constitution d'une classe de sans réserves d'une part et d'autre part d'une classe de détenteurs privés d'argent et de marchandises. Mais c'est un fait tout aussi indéniable que le développement de cette économie nouvelle s'est accompagné d'une large déprivatisation de la propriété (sociétés anonymes, entreprises nationalisées) qui fut un simple reflet juridique de la concentration et de ce que Marx lui-même n'hésitait pas à appeler la «socialisation» - au sens économique - des forces productives. Il eût été étrange que le «mouvement réel de la société» (que Marx s'est précisément fixé pour but de décrire dans «Le Capital» et qui voit non seulement la destruction des économies non mercantiles, mais la ruine des petits producteurs, la restructuration des catégories du prolétariat industriel, la naissance de nouvelles couches de la classe salariée liées aux fonctions nouvelles de l'État dans le capitalisme avancé) restât sans effet sur le droit, que la «propriété étatique» n'apparût pas finalement comme la forme juridique répondant le mieux soit au développement de forces de production trop grandes pour l'initiative privée dans les pays capitalistes développés, soit aux conditions particulières d'un pays où, comme en Russie, la bourgeoisie s'était enfuie à la suite de la révolution et où le parti marxiste ne pouvait pas tolérer les velléités «socialistes d'entreprise» des ouvriers russes, mais se devait d'affronter avec les moyens de l'État centralisé les terribles problèmes de la reconstruction de l'économie dévastée à l'échelle d'un immense territoire, tâche qui n'a pu être définie par Lénine lui-même comme «socialiste» qu'au sens politique du terme (et parce que c'était un parti qui se voulait prolétarien qui l'affrontait dans la perspective - plus tard reniée par les fossoyeurs du bolchevisme - de la lutte pour la révolution mondiale), mais qui ne l'était ni ne pouvait l'être au sens économique, comme, parmi des flottements de terminologie inévitables et regrettables, toute l'œuvre de Lénine en témoigne avec éclat.
Pour résoudre la question de la «nature de l'URSS» sur laquelle plusieurs générations de trotskystes ont pâli sans parvenir à lui donner une solution satisfaisante non seulement aux yeux de la «haute théorie», mais même simplement de la réalité politique et de l'instinct prolétarien élémentaire, nous n'avons nul besoin de résoudre les questions insolubles soulevées par de savants sociologues qui oublient non seulement que la réalité sociale est plus vaste que leurs livres, mais qu'elle ne daigne pas s'immobiliser parce qu'ils sont en mal de photographie. Il nous suffit (après avoir constaté l'existence dans le prétendu bloc socialiste des rapports de production capitalistes) de constater qu'il y existe aussi une lutte de classes. Donnons à ces Messieurs qui ne comprennent pas que la suppression du capitalisme ne peut être l'œuvre d'un État «populaire» parlant le langage de la paix et du «bon» commerce, mais seulement de la dictature du prolétariat, un exemple tiré de l'histoire toute récente. En décembre 1970, en Pologne, on a vu les ouvriers des chantiers de la Baltique affronter par l'émeute l'État et sa police. Ils protestaient simplement contre des diminutions de salaires, mais contre eux, ils ont trouvé non seulement l'ensemble des PDG «socialistes» qui voulaient «accroître la productivité», non seulement la masse des petits paysans catholiques, mais tout le personnel politique de l'État, son armée permanente et sa police, et derrière tout cela (au cas où les choses seraient allées trop loin), les armées du capital mondial. Face à ces faits, le pédantisme sociologique ergote: «Distinguons! La bureaucratie n'est pas une classe!». Loin de nous l'idée de vouloir prouver que la bureaucratie est une classe. Nous disons tout uniment et grossièrement que de même que la
présence des «catégories» capitalistes prouve le capital, les luttes de classe prouvent la structure de classe de la société. Et tant pis pour les «militants ouvriers» (!) qui ne sont pas satisfaits de cette démonstration.
Preuve par l'absurde: retour au capitalisme
Dans «La Révolution trahie», Trotsky s'attache à démontrer qu'on ne peut pas définir la Russie comme un capitalisme d'État. Nous pensons qu'on ne pourrait se contenter de la formule «capitalisme d'État» pour caractériser l'économie et la société russes que si l'État disposait non seulement du produit de la grande industrie, mais aussi (ce qui est de moins en moins le cas depuis les réformes khrouchtcheviennes) de la production agricole nécessaire à l'entretien des salariés puisqu'il lui faut encore aujourd'hui (et sans doute pour longtemps) l'acheter aux fermes coopératives - et à des prix croissants.
Mais ce n'est pas pour cette raison (tout à fait marxiste) que Trotsky repousse la définition de «capitalisme d'État». Il la repousse parce qu'à ses yeux, la Russie n'est plus capitaliste. La manière dont il parvient à ce résultat prouve à quel point la contre-révolution a été dévastatrice. L'auteur de l' «Anti-Kautsky» est retombé au niveau du marxisme vulgaire. «Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie soviétique comme une classe «capitaliste d'État» ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n'a ni titres ni actions». Certes, la bureaucratie ne peut jamais être une classe. Elle ne peut être que la bureaucratie d'un État qui, lui, est l'instrument d'une classe. S'il y a bureaucratie, il y a donc classes et il reste au marxisme à examiner le mode de production. Or ce n'est absolument pas ainsi que procède Trotsky. Commuent tente-t-il de confondre son adversaire, partisan de la théorie de la bureaucratie-classe? Est-ce en lui démontrant qu'au niveau de la production, on ne peut absolument plus parler en Russie de capitalisme? Non. Trotsky commet une erreur encore plus grave que celui qui avait voulu prouver que la bureaucratie est une classe. Il s'attache à montrer que dans la consommation, la bureaucratie n'est pas l'égale de la bourgeoisie. Au lieu de posséder des titres, la bureaucratie se contente de bénéficier de salaires élevés. Nous avons déjà vu qu'une société composée uniquement de salariés serait une société purement capitaliste. L'existence de directeurs salariés dans l'industrie nationalisée est donc bien loin de prouver la disparition du capitalisme. Pour donner plus de force à son raisonnement, Trotsky ajoute: «Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l'exploitation de l'État». Passons sur le fait que l'État ne peut pas être, pour la théorie marxiste, un objet d'exploitation, puisqu'il est le moyen de maintenir une exploitation qui prend sa source en dehors de lui et dont il n'est qu'une conséquence. Ainsi, l'absence de droit d'héritage viendrait pour Trotsky apporter une nouvelle force à l'argument plus tôt avancé de l'absence de propriété privée des grands moyens de production. Telle n'est pas notre position. Le droit d'héritage n'est pas une caractéristique propre du capitalisme et le capitalisme peut très bien s'en passer. On peut même dire que l'absence de droit d'héritage peut permettre au capital de mieux trier la matière vivante qu'il s'assujettit pour assurer son fonctionnement. Sous le capitalisme, des fils d'exploités peuvent devenir dirigeants d'entreprise. L'argent, et la capacité d'assurer la production de la plus-value, voilà les liens qui assurent la cohésion sociale. La suppression du droit d'héritage est pleinement compatible avec le capitalisme, même avec un capitalisme relativement arriéré comme celui de la Russie. Elle assure «l'égalité des chances» de devenir un exploiteur dans une société d'exploitation, pleinement réalisée; elle ne supprime donc pas le moins du monde l'exploitation. Qu'on juge donc de la misère de la théorie sur laquelle Trotsky prétendit fonder une Quatrième Internationale: la bureaucratie n'est pas une classe parce qu'elle n'a pas la propriété privée des moyens de production, mais si elle réussissait à réintroduire cette propriété, elle se transformerait en classe: «Il ne suffit pas d'être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante». Ou encore: «La bureaucratie n'a pas créé de base sociale à sa domination sous la forme de conditions particulières de propriété». En matière d'idéalisme historique, on a rarement fait mieux. Ainsi, loin d'être le produit de conditions sociales déterminées, et de ne prendre conscience de leurs intérêts qu'après être apparues sur la base de rapports de production déterminés, les classes existent d'abord sous la forme de castes et créent ensuite une «base sociale» à leur domination. C'est de la fantasmagorie anti-bureaucratique, mais en aucun cas du matérialisme. Une classe ne deviendrait telle qu'après avoir créé les «bases sociales» de sa domination! Qui plus est, dans le cas de la «bureaucratie», ces bases sociales seraient... des «conditions particulières de propriété»!! Non seulement nous sommes en plein idéalisme, mais nous sommes restés en plein marxisme vulgaire. L'évolution de la société russe n'est pas vue sous l'angle des «rapports de production», mais sous celui combien plus mesquin et pour tout dire démocratique des «abus de pouvoir» et des privilèges de consommation! Les classes prendraient naissance pour ainsi dire dans la lutte pour la consommation. Pour le Trotsky de «La Révolution trahie» (quantum mutatus ab illo!), la bureaucratie peut se changer en bourgeoisie si elle réussit à... réintroduire la propriété privée des moyens de production!!! Tout le matérialisme historique est renversé cul pardessus tête!
L'examen du programme politique des trotskystes en URSS nous montrera à quel point le Trotsky de «Terrorisme et Communisme» eut raison contre le Trotsky de l'exil lorsqu'il écrivit laconiquement: «La réalité ne pardonne pas une seule erreur théorique». On peut résumer la position du chef des bolchéviks-léninistes, et plus tard du fondateur de la Quatrième Internationale, de la façon suivante. En Russie, malgré la socialisation des moyens de production, demeurent en vigueur des normes de répartition bourgeoises, que la bureaucratie défend et dont elle abuse pour en tirer des privilèges. Dans ces conditions, la planification n'est plus déterminée démocratiquement, mais bureaucratiquement, ce qui cause de graves distorsions et du gaspillage. Conclusion: le développement économique, c'est bien; la consommation parasitaire des bureaucrates qui freine le progrès de l'accumulation, c'est mal.
Cette théorie range Trotsky et les trotskystes non parmi les ennemis du capital mondial, non parmi les partisans de la destruction des formes de production capitalistes (qui reconnaissent le caractère révolutionnaire du capitalisme par rapport aux modes de production antérieurs), mais parmi les flancs-gardes démocratiques de l'accumulation du capital dans toutes les Russies. Ce qui distingue les marxistes des bourgeois, c'est justement qu'ils n'ont jamais fait l'éloge du «progrès» (et particulièrement du progrès économique) en général, mais qu'ils ont toujours distingué avec le plus grand soin les formes du «progrès économique», puisque historiquement l'accroissement de la productivité sociale du travail provoque la modification des anciennes formes de production, leur destruction révolutionnaire et l'apparition de nouvelles formes. Tout le matérialisme historique réside précisément dans la distinction des différentes formes du «progrès économique» ou du développement des forces productives, le progrès tout court étant une pure et simple abstraction bourgeoise. Or Trotsky, avec Staline et toute la racaille progressiste des amis de l'URSS, se fit le chantre du merveilleux développement économique permis d'après lui par les conquêtes d'Octobre. La contre-révolution était si noire que Trotsky put passer pour un extrémiste, alors qu'il chantait les louanges d'une barbare et sanglante accumulation primitive sur le dos du prolétariat, et sa prise de position personnelle apporta un soutien «de gauche» aux thèses stalinistes (bourgeoises) selon lesquelles le socialisme permet d'atteindre des taux de développement économique inaccessibles au capitalisme. Les marxistes (qui ne participèrent pas à la fondation de la Quatrième Internationale) reconnurent aussi les immenses progrès que faisait la Russie sous l'énergique direction de Staline, et ne se laissèrent jamais aveugler par une haine irraisonnée du tyran. Ils le firent en restant marxistes parce qu'ils saluèrent ouvertement ce progrès comme bourgeois, et comprirent qu'il généralisait sur un territoire immense les rapports de production capitalistes. Trotsky, au contraire, confondit lamentablement «transition vers le socialisme» et accumulation primitive du capital, deux phénomènes historiques qui n'ont rien de commun puisqu'ils représentent l'un la naissance, l'autre la disparition du mode capitaliste de production. «Si l'on considère que l'objet du socialisme est de créer une société sans classes», écrit-il dans «La Révolution trahie», «fondée sur la solidarité et la satisfaction des besoins, il n'y a pas encore, en ce sens fondamental, le moindre socialisme en URSS». Voilà qui est excellent. Mais la suite est désespérante: «Il est vrai que les contradictions de la société soviétique diffèrent profondément par leur nature de celles du capitalisme». Trotsky fut véritablement, au cours de son exil, un stalinien démocrate, un partisan du développement économique de la Russie qui aurait été débarrassé de ses tares bureaucratiques. Que ce développement se soit accompli dans des formes bourgeoises le laissait totalement indifférent pour la bonne raison qu'il ne comprenait pas le phénomène. D'où ses cris de triomphe industrialistes, qui n'auraient pas été dangereux s'il avait proclamé le caractère capitaliste du progrès russe (les marxistes ont toujours considéré comme progressif le développement du capitalisme sur les continents arriérés), mais qui entretenaient une confusion doctrinale et politique catastrophique dès lors qu'il le saluait comme «socialiste». Les cris de victoire arrachés au chef de la Quatrième Internationale par les «miracles» de la planification ne manquent pas, tel celui-ci que l'on peut lire au début de la «Révolution trahie»: «Il n'y a plus lieu de discuter avec messieurs les économistes bourgeois: le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l'électricité». Dans «Le Marxisme et notre temps», on peut lire encore «que la socialisation des moyens de production soit d'un énorme profit économique est aujourd'hui démontrable, non seulement en théorie, mais encore par l'expérience de l'URSS, en dépit des limites de cette expérience». Le «socialisme» et le «capitalisme» sont ici mesurés à la même aune, dans le même langage: celui du fer, de l'acier et de l'électricité. Le socialisme n'apparaît plus à la fois comme l'antipode et comme le successeur du capitalisme, mais comme son concurrent heureux, qui court plus vite que lui, et dans la même direction. Et pour «excuser» en quelque sorte les «tares bureaucratiques» de la Russie, Trotsky ne trouve plus que cet argument misérable, et tout à fait indigne de l'auteur des «Enseignements de la Commune de Paris»: «En fait, Marx n'a jamais dit que le socialisme pourrait être parfait, appliqué dans un seul pays, et qui plus est, dans un pays arriéré». Nous n'avons pas le cœur de nous acharner ici sur l'aigle retombé dans la basse-cour.
De quoi ont besoin les ouvriers de Russie? De démocratie dans les Soviets? D'une planification «démocratique»? Les trotskystes contemporains répondent oui sans hésiter. Ils revendiquent une révolution «politique» qui, chassant la bureaucratie du pouvoir, permettra d'établir une planification élaborée par l'ensemble de la population laborieuse, et qui permettra aux ouvriers de gérer leurs propres affaires. Cette révolution n'aura pas besoin d'être une révolution sociale, puisque la production est déjà (voir plus haut la citation de Trotsky) «socialisée». Il suffira au prolétariat d'établir son propre pouvoir politique et de supprimer la «pénurie» qui fait que les «moyens de consommation sont encore des marchandises». Notre théorie est tout à fait différente. La lutte contre les imperfections bureaucratiques du système russe est parfaitement admissible pour les gouvernements actuels, qui, comme Gierek en Pologne, sont toujours prêts à reconnaître que le bureaucratisme est une tare et qui promettent de grand cœur aux ouvriers, lorsque ceux-ci revendiquent des augmentations de salaire, un supplément de cette denrée peu coûteuse qui s'appelle «démocratie».
Le nœud du problème dans l'analyse de la Russie a toujours été la question de la nature de l'industrie d'État. Tous ceux qui ont admis qu'elle était socialiste avaient (quelles qu'aient été leurs critiques ultérieures) abandonné le terrain de la révolution communiste pour celui du perfectionnisme russe.
Si nous demandions aux trotskystes contemporains quel est l'auteur de la citation suivante: «Et cependant on ne peut dire, en général, ni que notre régime est un régime socialiste, ni qu'il est un régime capitaliste. Il représente une transition du capitalisme au socialisme...», ils répondraient certainement Trotsky. De même ils n'hésiteraient pas à attribuer au théoricien de «La révolution trahie» le passage suivant: «On pourrait dire que cela n'est pas encore du socialisme, si l'on tient compte de toutes ces survivances de bureaucratisme que nous avons conservées dans les organes dirigeants de nos entreprises. Cette remarque est juste, mais elle n'est pas en contradiction avec le fait que l'industrie d'État représente un type de production socialiste». Pourtant, ils se tromperaient; l'auteur de ces lignes n'est autre que Staline, dans son «Rapport sur l'activité politique du comité central» du XIVe Congrès du parti communiste de l'URSS. Ses victoires politiques ultérieures allaient bien sûr permettre au secrétaire général de déclarer la Russie pleinement socialiste, et de présenter la bureaucratie comme une invention des «saboteurs trotskystes». Il n'empêche qu'en accordant un brevet de «socialisme» à la production du secteur étatique sous prétexte qu'on n'y avait pas rétabli la propriété privée des moyens de production, l'opposition trotskyste ne pouvait par la suite que servir de flanc-garde à l'accumulation du capital en Russie, de même qu'elle devait servir, sous couleur de défense des conquêtes d'Octobre, d'agent de propagande de l'impérialisme russe au cours de la deuxième guerre mondiale. «La réalité ne pardonne pas une seule erreur théorique». Aujourd'hui, un prétendu parti ouvrier qui se fixerait pour but la démocratie prolétarienne en Russie et la planification démocratique y serait un parti de conservation sociale. En Russie comme en Pologne, les ouvriers doivent lutter pour les augmentations de salaire et la diminution de la durée du travail; la destruction des syndicats étatiques et l'union grandissante des travailleurs dans les luttes économiques, c'est-à-dire le «sabotage» de l'économie nationale et le démantèlement de la planification; ils doivent lutter pour détruire révolutionnairement l'État existant, instaurer leur propre pouvoir par l'intermédiaire du Parti Communiste mondial, et intervenir despotiquement pour détruire les rapports de production capitalistes, tout en tentant d'étendre la révolution internationale. Les premières mesures que prendra le pouvoir communiste en Russie ne sont pas différentes de celles qui s'imposeront à lui dans les autres pays développés: désinvestissement des capitaux, paies plus fortes pour un travail moindre, instauration du travail obligatoire pour tous les éléments aptes et réduction draconienne de la journée de travail, dans la mesure où la situation internationale le permettra. Puis le pouvoir prolétarien instaurera un plan de production en quantités physiques, commencera la destruction ininterrompue des rapports de production capitalistes et supprimera l'argent. Cette révolution ne sera pas, comme le prétendait Trotsky, une révolution «politique», se bornant à remettre à nouveau dans les mains du prolétariat, la direction d'une industrie déjà «socialiste», ne serait-ce que dans le secteur où l'État produit des moyens de production, puisque telle est la théorie trotskyste. Cette révolution aura pour tâche de supprimer les relations mercantiles entre les entreprises et de les transformer en un outil de production unique dirigé par le prolétariat, et qui ne soit plus, pour reprendre encore une fois la belle expression de Lénine, qu' «un seul bureau et un seul atelier». Cette révolution sera une révolution sociale.
Jouant de la fausse dialectique suivant laquelle le prolétariat ne pouvait perdre le pouvoir que par une contre-révolution violente (comme si l'exécution des internationalistes du parti bolchévique, de son noyau militant, dans les années 27 n'avait pas été «violente»), identifiant la destruction du capitalisme avec la disparition des propriétaires privés des moyens de production, la planification socialiste à une simple étatisation mercantile, et les avantages du socialisme à un développement économique rapide, Trotsky détruisit totalement la doctrine. En prétendant que «les contradictions de la société soviétique diffèrent profondément par leur nature de celles du capitalisme», il n'en laissa pas pierre sur pierre. Des «innovations» beaucoup plus discrètes auraient d'ailleurs suffi à la défigurer complètement, tant il est vrai que le marxisme est coulé d'un seul bloc. La «nature» des contradictions d'une société est attestée par le mouvement dans lequel elle est engagée, et c'est seulement par l'analyse théoriquement correcte de ce mouvement que l'on peut définir correctement cette nature.
Nos textes marxistes classiques indiquent avec précision les conséquences qu'entraînent pour l'organisation sociale le développement du salariat: séparation toujours plus grande de l'État à l'égard de la société civile (l'État féodal est un hochet en comparaison de celui qui se développe sous le capitalisme); exode rural et apparition de grandes villes en développement constant; division du travail toujours plus poussée s'assujettissant les producteurs; opposition croissante entre le travail manuel et le travail intellectuel; séparation de l'école et du travail productif; domination moderne de la femme par l'homme.
Nous avons déjà vu qu'aux trotskystes qui confient sur un ton soucieux et pathétique la crainte de voir la Russie «retourner au capitalisme», nous répondions par la simple affirmation qu'elle ne l'avait jamais quitté. Que dire maintenant aux savants imbéciles qui prétendent qu'économiquement la Russie est en transition vers le socialisme grâce à sa miraculeuse production étatique des moyens de production, qui a dépassé le capitalisme et qui fabrique déjà de simples produits? Toute révérence gardée à ces penseurs socialistes, nous devons leur indiquer qu'ils se trompent de train. Est-ce un service que nous rendrions au savant Ernest Mandel, si, le rencontrant dans un compartiment du Paris-Bruxelles, nous nous amusions à lui faire croire qu'il se trouve dans le Bruxelles-Paris? Non sans doute et toute personne sensée nous traiterait de chenapans. Malheureusement, c'est ce même tour pendable que les trotskystes (Mandel en tête) jouent, ou voudraient jouer au prolétariat de Russie: lui faire croire qu'il va de Bruxelles à Paris alors que son train roule dans la direction inverse, lui faire croire qu'il roule en direction - malgré tout - du socialisme, alors qu'il est entraîné vers un capitalisme toujours plus affirmé et toujours plus voyant.
La direction qui conduit au socialisme et celle qui conduit au capitalisme sont aussi opposées que celle de Paris-Bruxelles et de Bruxelles-Paris. Vers le capitalisme, le paysage est le suivant: le salariat, la circulation monétaire se développent constamment; le mouvement qui est l'âme de toutes les transformations sociales peut alors s'écrire en une formule toute simple: A-M-A'. L'État se sépare toujours plus de la société civile; les campagnes se dépeuplent et les villes se développent; la division du travail s'accroît, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel se fait plus nette, l'école se sépare de la vie productive, la femme est dominée par l'homme. Vers le socialisme, le paysage change du tout au tout. Le mouvement que l'on a observé dans la direction du capitalisme s'inverse: la circulation monétaire s'atrophie, et disparaît; l'État se dissout dans la société civile; l'agriculture distincte de l'industrie disparaît, tandis que les grandes agglomérations capitalistes sont démantelées; les lieux de production et l'habitat sont répartis rationnellement sur le territoire; la division du travail régresse, l'opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel est minée du même coup, l'éducation n'est plus séparée de la vie productive, la femme devient l'égale de l'homme.
Il n'est pas besoin d'être grand clerc, même lorsqu'on ne comprend pas comment fonctionne la locomotive, pour savoir dans quelle direction elle se dirige: il suffit de regarder le paysage. Si l'on ne comprend pas qu'il n'y a rien d'autre en Russie qu'une classique production de marchandises capitalistes, il reste encore la possibilité de ne pas affirmer que la Russie se trouve «en transition vers le socialisme», à la condition de connaître quelques rudiments de la doctrine. Mais le trotskysme ne les connaît pas. Non seulement il se croit en direction du socialisme alors qu'il roule depuis toujours en compagnie de l' «État ouvrier dégénéré» dans la direction opposée, mais encore il a (au nom du socialisme!) l'audace de houspiller les mécaniciens parce qu'ils ne roulent pas assez vite.
Si la Russie est en «transition vers le socialisme» (gardons cette terminologie pour plaire aux trotskystes), c'est exactement de la même manière que tous les États de la planète: en accumulant le capital, en développant les grands moyens de production modernes. Ce qui l'en sépare aujourd'hui, c'est exactement la même chose que dans tous les États de la planète: l'État des accumulateurs de capital, que la révolution communiste doit détruire. Alors pourra commencer une inversion du processus historique, alors pourra commencer la transition vers le socialisme; il faut simplement remarquer à ce propos que, les monopoles yankees étant plus développés et plus puissants, on doit dire que les États-Unis d'Amérique d'aujourd'hui sont bien plus proches que la Russie du communisme.
Conclusion
Les trotskystes ne savent pas ce qu'est le communisme. Alors que tous les traits principaux de la société capitaliste s'accentuent constamment en URSS, ils proclament toujours, avec une suffisance comique, «qu'il ne faut pas jeter l'enfant avec l'eau sale» et que la Russie est toujours un «État ouvrier dégénéré». Dans la pratique, cela les conduit, dans leurs analyses de politique internationale, à prendre parti - en dernière analyse - pour le deuxième impérialisme de la planète contre le premier (et dans leur orientation politique, lorsqu'ils ont une certaine importance numérique, comme en France et en Italie, à considérer la tactique de front unique comme la plus géniale découverte de la Troisième Internationale).
Notre conclusion est extrêmement simple: le trotskysme doit être et sera détruit; le parti révolutionnaire du prolétariat ne peut être fondé que sur le matérialisme historique, à l'exclusion de toute autre théorie. C'est le dogmatique Marx qui a poussé ce cri que nous revendiquons avec fierté encore aujourd'hui: «Qui n'est pas avec nous est contre nous».
  1. Recueil de conférences de Préobrajensky publié chez EDI. [back]
  2. Depuis que Trotsky s'est posé (dans «Encore et à nouveau sur la nature de l'URSS») la question de savoir si la Russie était impérialiste, et y a naturellement répondu par la négative, c'est une tradition des demi-savants trotskystes de traiter de façon condescendante les marxistes qui dénoncent l'impérialisme russe. Ceux-ci s'attirent immédiatement la réplique suivante: «L'impérialisme est la politique expansionniste du capital financier. Or en Russie il n'y a pas de capital financier. Donc la Russie n'est pas impérialiste». Beau raisonnement, digne de gens qui considèrent les banques d'État, «populaires» ou non, qui accordent des prêts en milliards de roubles, comme des institutions dont le caractère «non-capitaliste» est au-dessus de tout soupçon. Quiconque sait lire un journal apprendra pourtant que la Russie exporte des capitaux, qu'elle a envisagé d'exploiter, de concert avec le capital français, les futurs ouvriers de Fos-sur-Mer, ou qu'elle a financé la construction d'aciéries en Inde. Et si la presse quotidienne ne semble pas une référence suffisante, il est encore possible de consulter les manuels officiels du régime. Dans ses «Principes d'économie politique» (Marx a écrit une «Critique de l'Économie politique») publiés à Moscou en 1966, Monsieur Nikitine écrit au chapitre intitulé «octroi de crédits» (p. 461): «L'Union Soviétique, par exemple, après la deuxième guerre mondiale a consenti aux pays socialistes des crédits et des prêts se montant à plus de 8 milliards de roubles, crédit comportant le maximum de facilités. Tandis que les pays capitalistes perçoivent pour les crédits qu'ils accordent un taux d'intérêt très élevé (de 3,5 à 6 % l'an), entourent l'octroi de crédits de toute une série de conditions économiques et politiques, les crédits consentis dans la communauté socialiste s'établissent d'ordinaire au taux de 1 à 2 % l'an». [back]
  3. La transformation de l' «activité des individus en valeur d'échange, en argent» ne doit pas déconcerter le lecteur qui a appris que ce n'est pas «le travail» qui a une valeur, mais «la force de travail». La formule est elliptique, mais n'est pas fausse si l'on songe que si le capital s'échange - en effet - non contre «la valeur du travail» (notion non scientifique), mais contre la force de travail, ce qu'il achète à l'ouvrier est une valeur d'usage (son travail) qui, comme chacun sait, a la propriété de produire de la plus-value dans les conditions capitalistes. [back]
Source: «Programme Communiste», numéro 57, octobre-décembre 1972