LA REVOLUTION ESPAGNOLE
E X T RAI T S ("Bilan" n° 35, Sept-Oct 1936)
TITO
Cet article d'un camarade de la minorité de la fraction a été écrit le 8 août, à un moment donc où l'extrême pénurie des nouvelles ne permettait guère une analyse des événements en cours. Il n'a pas été possible de permettre à l'auteur de revoir son texte afin d'y apporter les rectifications nécessaires quant à certains faits qui y sont évoqués. Le lecteur voudra bien en tenir compte.
La chute de la monarchie, bien qu'elle se soit accomplie paisiblement et de façon chevaleresque, dans une ambiance de réjouissances et non de luttes, ouvre la crise révolutionnaire en Espagne. La dictature de Primo de Rivera en est aussi un symptôme.
La structure politique et économique de l'Espagne est entièrement construite sur l'échafaudage féodal d'un Etat qui, pendant quatre siècles, a vécu en parasite en exploitant un empire colonial immense, rempli de richesses inépuisables. A la fin du XIXe siècle, par la perte des dernières possessions coloniales, le rôle de l’Espagne est réduit à celui d'un pays de troisième ordre, vivotant au travers de l'exportation de sa production agraire. La crise mondiale survenue après la guerre rétrécit considérablement les marchés, amoindrit les réserves de l'accumulation qui s'était faite pendant la guerre par suite de la neutralité du pays, et pose le problème de sa transformation économique. Le stimulant des forces de production tendant à créer un appareil industriel moderne, et à susciter un marché intérieur pour la production industrielle au travers de la transformation des systèmes productifs à la campagne, se heurte à l'esprit conservateur des vieilles castes féodales privilégiées.
Cinq années de gouvernements successifs de gauche et de droite ne résolvent même pas le problème politique de la forme constitutionnelle ; la République elle-même est menacée par un parti monarchique décidé. Aucune solution n'est davantage apportée au problème économique qui ne peut trouver de solution définitive qu'au travers de la rupture violente des rapports sociaux dans les campagnes. La question agraire est d’importance primordiale ; elle ne peut être résolue dans le cadre des institutions bourgeoises, mais par la voie révolutionnaire au travers de l’expropriation sans indemnisation des latifundia et des domaines seigneuriaux.
Sur un demi-million de kilomètres carrés que représente la surface de l'Espagne, deux tiers des terres appartiennent à 20 000 propriétaires. Les bribes restantes sont laissées à vingt millions d’êtres qui consomment leur misère dans l’abrutissement et l'ignorance séculaires. La tentative de réforme agraire de Azana ne put donner que des résultats négatifs. La confiscation, avec indemnisation aux propriétaires, est suivie d'une répartition de la terre, onéreuse pour le paysan qui doit commencer à cultiver une terre souvent aride et négligée, avec une dette initiale et sans aucun capital de circulation. Là où la répartition des terres s’est faite, une irritation se produit parmi les paysans qui n'ont pu tirer aucun avantage de la possession de la terre. Cette situation de mécontentement peut expliquer pourquoi les "rebelles" ont trouvé, dans certaines provinces agraires, un appui de la part des populations locales.
La menace d’une attaque réactionnaire à fond, après deux années de gouvernement de droite, détermine la formation d’une coalition des partis républicains et ouvriers, et provoque la victoire électorale du 16 février. La pression des masses qui ouvrent les prisons au 30 000 emprisonnés politiques avant même que soit promulgué le décret d’amnistie, déplace le rapport des forces, mais l'espoir des masses est déçu. Au cours des cinq mois d'activité du gouvernement de Front Populaire, aucun changement radical ne se vérifie dans la situation. La situation économique, d'autre part, ne perd pas son caractère de gravité. Rien n'est fait pour tenter une solution définitive, et cela s'explique par le caractère bourgeois du nouveau gouvernement qui se borne à une défensive envers le parti monarchique en déplaçant vers le Maroc un grand nombre d'officiers infidèles au régime républicain. Ce qui explique que le Maroc était le berceau de la rébellion militaire, qui en quelques jours put compter sur une armée de 40000 hommes complètement équipés, à l'abri de toute menace répressive. La Légion Etrangère, "LA BANDERA" qui a formé la base de cette armée, ne compte que très peu d'éléments étrangers (10-15%), tandis que dans sa majorité elle groupe des espagnols enrôlés : chômeurs, déclassés, criminels, c'est-à-dire de véritables mercenaires qu'il est facile d'attirer par le mirage d'une solde.
Le meurtre du lieutenant de Castil¬1o, socialiste, suivi le lendemain, par représailles, du meurtre de Carlos Sotelo, chef monarchiste (9 et 10 juillet), décida la droite à agir. Le 17 juillet l'insurrection commence. Elle n'a pas le caractère du PRONUNCIAMENTO militaire typique qui compte sur la surprise, la rapidité et a toujours des buts et objectifs limités : généralement le changement du personnel gouvernemental.
La durée et l’intensité de la lutte prouvent que nous nous trouvons devant un vaste mouvement social qui bouleverse jusqu'à ses racines la société espagnole. La preuve en est que le gouvernement démocratique, modifié deux fois en quelques heures, au lieu de se replier ou de se hâter de faire un compromis avec les chefs militaires insurgés, préfère s'allier avec les organisations ouvrières et consigner les armes au prolétariat.
Cet événement a une importance énorme. La lutte, bien qu'elle reste formellement insérée dans les cadres d’une compétition entre groupes bourgeois et bien qu'elle trouve son prétexte dans la défense de la république démocratique contre la menace de la dictature fasciste, atteint aujourd’hui une signification plus ample, une valeur profonde de classe ; elle devient le levain, le ferment propulseur d 'une véritable guerre sociale.
L'autorité du gouvernement est en pièces : en quelques jours le contrôle des opérations militaires passe aux mains de la milice ouvrière ; les services de la logistique, la direction en général des affaires inhérentes à la conduite de la guerre, la circulation, la production, la distribution, tout est remis aux organisations ouvrières.
Le gouvernement de fait est aux organisations ouvrières, l'autre, le gouvernement légal est une coque vide, un simulacre, un prisonnier de la situation.
Incendie de toutes les églises, confiscation de biens, occupation de maisons et de propriétés, réquisition de journaux, condamnations et exécutions sommaires, d'étrangers aussi, voilà les expressions formidables, ardentes, plébéiennes de ce profond bouleversement des rapports de classe que le gouvernement bourgeois ne peut plus empêcher. Entre temps le gouvernement intervient, non pas pour anéantir, mais pour légaliser "l'arbitraire". On met la main sur les banques et sur la propriété des usines abandonnées par les patrons, les usines qui produisent pour la guerre, sont nationalisées. Des mesures sociales sont prises : semaine de 40 heures, 15% d'augmentation des salaires, réduction de 50% dès loyers.
Le 6 août un remaniement ministériel a lieu en Catalogne sous la pression de la CNT. Companys, président de la Généralité, est obligé, paraît-il, par les organisations ouvrières de rester à sa place pour éviter des complications internationales, qui, au reste ne manqueront pas de se produire au cours des événements.
Le gouvernement bourgeois est encore debout. Sans doute, une fois le danger écarté, il essaiera de reprendre désespérément l'autorité perdue. Une nouvelle phase de la lutte commencera pour la classe ouvrière.
Il est indéniable que la lutte a été déchaînée par les compétitions entre deux fractions bourgeoises. La classe ouvrière s'est rangée à l'avantage de celle dominée par l'idéologie du Front Populaire. Le gouvernement démocratique arme le prolétariat, moyen extrême de sa défense. Mais l'état de dissolution de l'économie bourgeoise exclut toute possibilité de réajustement, soit avec la victoire du fascisme, soit avec la victoire de la démocratie. Seule une intervention successive, autonome du prolétariat pourra résoudre la crise de régime de la société espagnole. Mais le résultat de cette intervention est conditionnée par la situation internationale. La révolution espagnole est strictement reliée au problème de la révolution mondiale.
La victoire d'un groupe ou de l'autre ne peut résoudre le problème général, qui consiste dans la modification des rapports fondamentaux des classes sur l’échelle internationale et de la désintoxication des masses hypnotisées par le serpent du Front Populaire. Toutefois, la victoire d'un groupe plutôt que d’un autre détermine des répercussions politiques et psychologiques dont il faut tenir compte dans l'analyse de la situation. La victoire des militaires ne signifierait pas seulement une victoire sur la méthode démocratique de la bourgeoisie, mais signifierait aussi la victoire brutale et sans merci sur la classe ouvrière qui s'est engagée à fond et comme telle dans la mêlée. La classe ouvrière serait clouée à la croix de sa défaite de façon irrémédiable et totale, comme il est arrivé en Italie et en Allemagne. En outre toute la situation internationale serait modelée sur la victoire du fascisme espagnol. Une rafale de répression violente s'abattrait sur la classe travailleuse dans le monde entier.
Ne discutons même pas la conception qui soutient que, après la victoire des réactionnaires, le prolétariat retrouverait plus hardiment sa conscience de classe. La victoire gouvernementale créerait des déplacements de grande importance dans la situation internationale, en redonnant conscience et hardiesse au prolétariat dans les différents pays. Sans doute ces avantages seraient en partie neutralisés par l’influence délétère d'une intense propagande nationaliste, antifasciste, fourrière de guerre des partis du Front Populaire, et en toute première ligne du parti communiste.
Il est douteux que la défaite des militaires ait comme conséquence inéluctable un renforcement du gouvernement démocratique. Par contre, il est certain que les masses, encore armées, dans l'orgueil de la victoire douloureuse et contestée mais fortes d'une expérience acquise dans l'âpreté de la bataille, demanderaient des comptes à ce gouvernement. Les poudrières idéologiques données par le Front Populaire pour confondre les masses, pourraient éclater dans les mains de la bourgeoisie elle-même.
Seule une méfiance extrême dans l'intelligence de classe des masses peut amener à admettre que la démobilisation de millions d'ouvriers qui ont soutenu un combat dur et long puisse se vérifier sans heurts et sans tempêtes.
Mais, même dans l'hypothèse qu’à la victoire du gouvernement succède, sans frictions, le désarmement matériel et spirituel du prolétariat, on ne peut pas exclure que tous les rapports de classe seraient déplacés. Des énergies nouvelles et puissantes pourraient émerger de cette vaste conflagration sociale et l'évolution vers la formation du parti de classe en sera accélérée.
La lutte de classe n'est pas de la cire molle qui se modèle suivant nos schémas et nos préférences. Elle se détermine de façon dialectique. En politique la prévision représente toujours une approximation de la réalité. Fermer les yeux en face de la réalité uniquement parce qu'elle ne correspond pas au schéma mental que nous nous sommes forgé, signifie s'extraire du mouvement et s'expulser de façon définitive du dynamisme de la situation.
La corruption idéologique du Front Populaire et le défaut du parti de classe sont deux éléments négatifs et d'une importance écrasante. Mais c'est justement pour cela qu'aujourd'hui notre effort doit se porter du côté des ouvriers espagnols.
Leur dire : ce danger vous menace et ne pas intervenir nous-mêmes pour combattre ce danger, est manifestation d'insensibilité et de dilettantisme. Notre abstentionnisme dans la question espagnole signifie la liquidation de notre fraction, une sorte de suicide dû à une indigestion de formules doctrinaires.
Imbus de nous-mêmes, comme Narcisse, nous nous voyons dans les eaux des abstractions où nous nous complaisons tandis que la belle nymphe Echo se meurt de langueur par amour pour nous.
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